samedi, 15 avril 2006
La bile jubilatoire de Jean Clair
Il ne faut pas s’effrayer du titre du dernier livre de Jean Clair. Il n’est rien de plus jubilatoire que son Journal atrabilaire. Une langue riche et savoureuse, des notations mordantes, parfois précieuses, rarement convenues, révèlent un authentique écrivain.
Le jugement de Clair sur l’époque a beau être sévère, implacable même, il ne s’interdit pas de sourire. Il a l’ironie d'un professeur de bon goût qui distribue mauvaises notes et zéros pointés. Toutefois, il n'est pas que dans la posture du vieux con en chaire, de l'érudit mauvais coucheur. Il se montre sensible à l’évocation du milieu modeste d’où il vient. Sous la cuirasse de l'homme établi, perce une émotion sincère, désespérée : celle de voir s'effondrer le monde où, jeune, il rêvait de s'élever.
Rien de contemporain ne trouve grâce à ses yeux. La modernité n’est pas honnie, seulement la contemporanéité. Mais tout y passe : l’omniprésence du bruit, la tonitruance du téléphone portable, l’invasion du tag, la vacuité de la télévision, la désodorisation du corps, la désarticulation de la langue, la dégradation physique de la France. Même les musées se mettraient à ressembler à des cénotaphes. Tel est le sombre tableau de l’époque peint, sur le mode impressionniste, par un mélancolique plus près de la bile que du spleen.
On y trouve quelques touches claires néanmoins : le voyage en avion, qui évoquerait le désert des ermites, et le voile musulman, qui contrebalancerait la tyrannique impudeur d’aujourd’hui tout en rappelant l’innocent fichu d’autrefois. Mais Clair n’est-il pas là dans le paradoxe ou la naïveté ? On en vient à se demander s’il n’est pas seulement dans une posture bilieuse ou s’il n’en reste pas, comme certains réactionnaires de papier, à la prémisse pour s’éviter de conclure.
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lundi, 27 février 2006
Pessoa, philosophe ou mystique caché
Fernando Pessoa n’est pas seulement poète, il est aussi philosophe. Mais il l’est par le regard, non par le discours. Comme tous les grands écrivains du moi, il rejoint la philosophie par l’introspection. Qu’elle soit en vers ou en prose, son œuvre n’est que cela au fond. Partant du moi, Pessoa explore toutes les profondeurs de la réalité extérieure comme intérieure. La difficulté d’identifier sa vision du monde tient à la multiplicité des identités et des points de vue qu’il aime à adopter. A s’en tenir au livre de sa vie et à quelques textes d’esprit philosophique, il semble que Pessoa soit partagé entre deux tendances contradictoires : l’aristocratisme et le nihilisme.
Il y a du Nietzsche portugais en Pessoa. Soares, son double littéraire du Livre de l’intranquillité, adopte le point de vue d’un clinicien tout en regrettant le temps des hommes supérieurs. La civilisation lui paraît malade, empoisonnée par l’aversion pour l’action, qui a entraîné l’abstention des âmes nées pour commander. Son modèle de noblesse a nom Chateaubriand tandis qu’Hugo est à ses yeux une âme médiocre, enflée par le vent du temps. Mais il voit bien que l’activité supérieure de l’âme n’est plus à l’honneur - c’est l’activité inférieure qui domine à travers le mauvais romantisme et la démocratie moderne. Il n’a que mépris pour les doux rêveurs, qu’ils soient socialistes ou humanitaristes ; à tout prendre, il serait d’un anarchisme paradoxal, d’essence conservatrice, à l’instar du Banquier anarchiste. Pessoa a parfois les accents de Nietzsche, qu’il ne cite jamais pourtant. Mais il ne le rejoint que par la négation, non par l’affirmation. Car pour l’affirmation, celle de son dégoût de la vie, il est à son opposé.
Chez Pessoa, même caché derrière Soares, il y a comme chez Nietzsche d’apparentes contradictions qui tiennent à l’ambivalence ou à la supériorité du point de vue. Ainsi trouve t-on à la fois le goût et le dégoût de la vie, la nostalgie et le dédain de l’action, l’exercice et le rejet de l’introspection, la célébration et la démystification du moi. Tout se ramène à une critique de la civilisation moderne, au constat d’une décadence qui est à la fois dénoncée et assumée. Et comme il se doit, cette décadence appelle une nouvelle morale aristocratique consistant pour Pessoa-Soares, non en l’affirmation de la vie, ni en la transmutation de toutes les valeurs, mais en l’édiction d’un code d’inertie, en l’érection d’un modèle d’indifférence.
Sous le masque de Soares, Pessoa rappelle moins Nietzsche ou même Kafka qu’il n’annonce Cioran. Sa philosophie de la négativité tient en un triptyque quasi cioranien avant la lettre : « Penser, c’est ne pas savoir exister » ; « Exister, c’est nier » ; « Comprendre, c’est détruire ». Avant même le Sartre de La Nausée, il y a une réduction de l’existence à la conscience d’exister, et de la conscience d’exister à l’appréhension d’un être troué de néant. Roquentin n’est pas loin dans la profession de foi nihiliste de Soares : « Je cultive la haine de l’action comme une fleur de serre. Je me flatte moi-même de ma dissidence envers la vie. » Mais par la névrose plus encore que par la nausée existentielle, Pessoa-Soares pourrait être le père de Cioran : « Au point de vue psychiatrique, je suis un hystéro-neurasthénique […]. » C’est à se demander s’il n’y a pas une ascendance bien réelle dans l'ordre de l'esprit. Qu’on en juge : « mon dédain somnole, bien enveloppé dans la longue capote de mon abattement. » Ou encore : « La vie est une hésitation entre une exclamation et une interrogation. Dans le doute, il y a un point final. » C’est à s’y tromper.
Pessoa et Cioran se retrouvent encore dans l’idée du suicide. Celle idée, sans être dite, traverse, habite secrètement Le Livre de l’intranquillité. Passée de l’implicite à l’explicite, elle devient même le sujet principal de L’Education du stoïcien. Le testament du Baron de Teive dont il s’agit n’est évidemment pas qu’une fiction ; c’est la confession symbolique de l’écrivain inaccompli que Pessoa pense être lui-même, voué au fragment, condamné à la dispersion. Il se donne pourtant de belles raisons : le rêve est supérieur à l’action, et la promesse toujours plus grande que l’accomplissement. Il invoque aussi une raison historique : il est d’une génération qui a perdu la foi dans les dieux des religions antiques et dans ceux des irréligions modernes. Il ne croit ni en la Vierge Marie ni en l’électricité.
En vérité, Pessoa n’est pas plus stoïcien que Cioran. L’idée du suicide ne suffit pas à faire de son nihilisme un stoïcisme, d’autant moins qu’il ne fera pas le choix du suicide ultimement. Il ne semble même pas qu’il soit dans un complet nihilisme. D’autres « hétéronymes » imaginaires donnent une image plus complexe du vrai Pessoa : ainsi Ricardo Reis, qui professe un mélange de stoïcisme et d’épicurisme, ou encore le moins connu Antonio Mora, qui est un chrétien gnostique. Ce dernier éclaire d’un autre jour le Soares du Livre de l’intranquillité, à qui semble échapper le réel comme il lui échappe. Dans cet observateur impuissant de la vie, il n’y a peut-être qu’un mystique en rupture avec l’Eglise qui, sans le dévoiler, connaît le sens caché du monde.
21:50 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : conservatisme, nietzsche, cioran, chateaubriand, pessoa
vendredi, 03 février 2006
De l'importance des fréquentations
La Rochefoucauld voit le vice derrière la vertu, Vauvenargues la passion derrière la raison, Chamfort le règne de l’opinion derrière la règle sociale. Quoi de plus naturel ? Le premier a fréquenté la cour, le deuxième les casernes, le troisième les cafés.
11:00 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : moralistes, la rochefoucauld, chamfort, vauvenargues
vendredi, 27 janvier 2006
L'Abbé Mugnier ou la Mémoire des lettres
L’abbé Mugnier est surtout connu pour avoir converti Huysmans au catholicisme. La première chose que nous apprend son journal, c’est que l’auteur d’En route s’est converti tout seul ; il a même choisi une voie traditionaliste, rigoriste, intransigeante qui ne fut pas du goût de l’abbé. C’est l’étonnante confession d’un homme d’église qu’on aurait pu croire réactionnaire et qui se révélerait presque progressiste.
Certes, il fréquente les salons, les nobles dames, la haute société de son temps. C’est là que l’« aumônier général de nos lettres » (la formule est de Maurras) rencontre les écrivains qui comptent, et les plus grands défilent dans son journal. Mais il peut avoir la plume cruelle lorsqu’il évoque ces gens du monde qui « consacrent le vide et l’ennui, et l’inertie en mettant sur tout cela l’étiquette divine. »
Ses mots les plus durs, il les réserve aux figures d’une droite nationaliste qui, sous le seul rapport de la morale, lui paraît à l’opposé du christianisme. A Maurras et Daudet (Léon), il reproche l’outrance, la manie de l’insulte, l’invective de système ; à Barrès, qui reste pour lui un modèle d'écrivain, son bellicisme sans nuances pendant la Grande Guerre. Le nationalisme intégral, le parti de la guerre, tout cela le heurte profondément. Il en viendrait même à regretter d’avoir été catholique trop tôt, par le milieu, et de n’avoir pas eu, comme Péguy, une jeunesse socialiste.
Que l'on se rassure néanmoins : l’abbé Mugnier parle de la gauche avec la magnanimité qu’on peut avoir pour un adversaire. Tout modéré qu’il soit, il reste attaché à un milieu conservateur qu’il esquinte sans le quitter. Au fond, il est trop mélancolique pour être progressiste. Chateaubriand est son dieu pour les lettres. L’abbé lui consacre les plus belles pages de son journal. Le lecteur fervent, qui à l’occasion se fait pèlerin à Combourg, peut se faire aussi métahistorien des lettres : « Chateaubriand a prolongé le crépuscule des dieux, il a retardé le lever définitif de la raison en faisant raconter à la lune son grand secret de mélancolie […]. »
Aucun écrivain n’égale pour lui l'auteur des Mémoires d'outre-tombe. Il peut avoir pour ses contemporains de l’affection, de l’amitié même, plus rarement de l’admiration. Même son admiration n’est jamais pure, jamais entière - mais peut-on admirer complètement les gens qu'on fréquente ? Proust reste insaisissable, Mauriac impénétrable, Maritain trop intellectuel. Drieu est seulement aimable ; Montherlant ne l'est même pas. Valéry apparaît comme un oracle de salon. Quant à Cocteau, il a beau avoir tous les talents, a-t-il seulement du génie ?
Comme on le voit, l’abbé Mugnier n’est pas un esprit bonasse, il a de la fermeté d'âme et de jugement ; mais il reste un petit Saint-Simon en soutane qui, tout en jugeant sévèrement les écrivains de son temps, vend ses indulgences aux dames du monde.
12:05 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : chateaubriand
dimanche, 18 décembre 2005
Du sens de l'histoire en littérature
Y a-t-il un sens de l’histoire en littérature comme en politique ? Morand était-il inscrit dans Stendhal ? Et Stendhal dans Laclos ou Voltaire ? En tout cas, les Hussards qui ont établi leur propre généalogie (pendant que les représentants du Nouveau Roman établissaient la leur) semblaient le croire, si éloignés qu’ils étaient pourtant de Hegel et de Marx. Sauf que pour eux, les Nimier et Laurent, du fait de leur appartenance à la gent réactionnaire, il ne pouvait y avoir un déploiement, mais un renouvellement ou un épuisement du sens, témoignant de sa permanence ou de sa perte.
17:27 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : stendhal, morand, hussards
mardi, 25 octobre 2005
Morand et Larbaud
Il y a du Morand en Larbaud, à moins que ce ne soit le contraire. Si les deux styles sont différents, les deux mondes se ressemblent. La même alternance de sentimentalisme et de cynisme les domine. Les mêmes personnages, vivant de luxe et de désinvolture, les traversent, à vive allure évidemment, d’un pays à l’autre, puisque le principal trait commun de ces deux mondes est un élégant et dansant cosmopolitisme.
11:50 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : larbaud, morand
lundi, 17 octobre 2005
Monsieur Ouine ou le roman du nihilisme
De tous les romans de Bernanos, le dernier est sans doute le plus mystérieux, le plus déroutant, mais aussi le plus fascinant parce que le plus noir. Si Bernanos est le Dostoïevski français, Monsieur Ouine non seulement ne ressemble qu’à Bernanos, mais encore dépasse à certains égards les romans du maître russe. S'y trouve un désespoir face au nihilisme qui ne se trouve pas même chez Dostoïevski.
Le nihilisme ou la version moderne du mal, Dostoïevski est le premier à s’y attaquer. Il l’évoque sous ses différentes espèces : morales à travers l’homme du souterrain (qui préfigure l’homme du ressentiment de Nietzsche), politiques à travers les personnages foisonnants des Possédés, philosophiques à travers la figure d’Ivan Karamazov, en qui finalement s’unifient toutes les espèces. L’âme humaine est encore ce champ de bataille où le malin dispute à Dieu sa souveraineté sur le monde. Au fond, le nihilisme selon Dostoïevski est une maladie de l’âme dont l’homme peut guérir par la conversion ou le retour à Dieu.
La vision de Bernanos est beaucoup plus radicale, bien plus désespérée : le nihilisme n’est pas seulement une maladie, c’est un mal irrémédiable qui parachève la victoire du malin sur terre. Ce qui était victoire dans Sous le soleil de Satan devient triomphe dans Monsieur Ouine. L’imperium de Satan est établi, le monde sublunaire est son empire. Et le faste de cet empire est une immense dévastation : tout n’est que ruine du bien, mort symbolique de Dieu.
A l’inverse de la Chute, Dieu a été chassé du monde des hommes. Satan s’est installé sur son trône et a pris ses attributs. Mais ce n’est pas un Satan triomphant et hilare, c’est déjà un Satan repu et lassé de son triomphe. Il ne se montre pas en majesté, il se cache comme s’il avait envie de déserter son empire - il y a du Bas-Empire dans le principat de Satan. Les hommes sont comme abandonnés deux fois, sans Dieu et presque sans diable. Livrés à eux-mêmes, ils ne sont plus des hommes, mais des bêtes sauvages.
Sauvage, le trop discret Monsieur Ouine, vieux professeur obsédé par la mort, travaillé par de mystérieuses inclinations. Sauvage, le jeune Philippe dit Steeny, un enfant rebelle, sans père, élevé par sa mère, qui rêve d'un héroïsme négatif loin de la maison maternelle. Sauvage, la solitaire Madame de Néréis, sensuelle, violente, qui attire Steeny aussi troublé par Monsieur Ouine. Sauvage, la population haineuse de Fenouille qui se livre au lynchage de Madame de Néréis au sortir de la messe.
Reste peut-être le curé de Fenouille, le procureur malheureux de ses ouailles pécheresses, qui désespère de la mort de sa paroisse. Reste aussi le médecin du village, le pendant athée du curé, pas moins désespéré que lui. Le médecin des corps s’improvise médecin des âmes pour sauver le maire du village que la débauche a rendu malade. Mais que peut la science contre une maladie de l’âme ? Si la foi a été éradiquée, le souvenir de Dieu ne s’est pas tout à fait perdu. Et pis que la culpabilité, demeure la nostalgie d’une pureté qui n’existe plus. Le curé de Fenouille est impuissant, mais le médecin positiviste aussi.
Au bout du compte, le mystère d'un meurtre n'est pas percé. L’aveu tant attendu de Monsieur Ouine ne vient pas. Le personnage sur son lit de mort ne parle pas, ne se soulage pas de ses crimes présumés. Bernanos en parle comme d'une petite bête malfaisante, sans rien révéler non plus. Une hypothèse s’impose pourtant : et si ce Monsieur Ouine était un faux visiteur, en vérité le Prince de ce monde déguisé en simple pécheur ? Ce serait la farce inventée par le diable pour se désennuyer de son triomphe.
22:00 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : nihilisme, bernanos, dostoïevski
samedi, 24 septembre 2005
Buzzati vs Kafka
Buzzati n’est pas aussi grand que Kafka. Son Désert des Tartares pourtant soutient la comparaison avec Le Château. A certains égards, il a même sur l’autre un avantage qui plaît aux tenants de l’absurde : le monde de Drogo est débarrassé du fatras théologique qui, en creux, encombre, domine celui de K. l’arpenteur. L’idée du château n’est pas qu’un clin d’œil géographique ou biographique, elle est un symbole presque trop transparent de ce qui ne l’est pas tout à fait. La transcendance ici a beau être incertaine, elle n’en a pas moins les attributs de la transcendance classique : elle est invisible, inaccessible, sans doute idéelle. Chez Buzzati, rien de la sorte, pas de transcendance cachée, pas de quête impossible, pas même de déréliction : l’homme est seul avec sa vie, sans nostalgie de Dieu, sans espérance hors du monde terrestre. Si K. est un Kafka qui pourrait être tout le monde, Drogo est l’homme moyen que n’était peut-être pas Buzzati lui-même.
Buzzati n'est pas dans l'allégorie comme Kafka, mais dans le réalisme symbolique. Peut-on même parler de symbolisme ? Le Désert des Tartares ne redouble pas Le Château. Philosophiquement, l'un est horizontal quand l'autre est vertical. Le roman de Buzzati est pur de tout symbolisme religieux, sans flou métaphysique. Il s'attache à la vie simple, à l'arête de l'existence pour décrire une ligne de vie sans ligne de fuite. Son monde est comme un paysage sans ciel. La vérité est bien ici-bas, dans la vie présente, mais Drogo qui le savait déjà n’en prend l’entière mesure que trop tard. Il a passé sa vie à attendre, à regarder devant lui et quand il s’en rend compte, elle est déjà derrière lui – il n’a pas vécu. L'arrivée des Tartares ne l'intéresse plus. Les Tartares ne sont que la vie après laquelle on court, l'événement extraordinaire, mais terrestre qu’on espère. L'autre vérité qu'il lui reste à accepter, non pas derrière, mais devant lui, c'est la mort. Et tandis que K. finit par perdre son sourire dans sa quête sans fin, Drogo accueille la mort avec un sourire qui n’attend plus rien.
17:40 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : kafka, buzzati
samedi, 10 septembre 2005
Disqualification
L'écrivain qui lit devrait être déclassé, considéré comme un tricheur.
11:35 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : sentences
samedi, 03 septembre 2005
Pour ou contre Houellebecq ?
Quitter ses Tartares pour entendre ou lire les tartarinades de la rentrée en valait-il la peine ? Toute la logosphère, et non seulement la blogosphère, retentit du nom de Houellebecq et de sa dernière farce postmoderne. Faut-il que le monde des lettres soit tombé si bas pour proposer à la France entière, sinon au monde, une aussi misérable bataille d’Hernani : pour ou contre Houellebecq ?
Et s’il fallait n’être ni l’un ni l’autre ? Ni pour, car l’auteur, moitié farceur, moitié faiseur, bien plus malin que maladroit, n’a pas besoin qu’on ferraille pour lui. Ni contre, car son œuvre encore en devenir ne mérite pas les jugements définitifs que prononcent les Fouquier-Tinville de la vieille ou de la jeune critique. Ni admiration béate, ni franche détestation.
Houellebecq à l’évidence est plus intéressant que son phénomène. Pas seulement parce qu’il a réglé son compte à la révolution des mœurs d’après 68 dans ses livres précédents. Pas seulement parce qu’il est à sa manière un auteur-reflet de l’époque. Pas seulement parce qu’il fait déjà école – souvent pour le pire. Mais parce qu’il parcourt des terres non encore défrichées, ou si peu, par la littérature.
Il y a certes de quoi rester perplexe devant les livres de Houellebecq. Les lettrés n’y retrouvent ni l’élégance ni les jeux de miroir auxquels ils sont habitués. Pour l’élégance, on peut le regretter, mais elle se fait plutôt rare ces temps-ci. Pour les jeux de miroir, il en est pourtant, dont certains dépassent l’auteur lui-même.
Houellebecq semble préférer Schopenhauer à Nietzsche. C’est un choix philosophique contre lequel l’Université ne peut rien, et que rend sympathique le deleuzisme qui y sévit depuis trop longtemps. Au fond, il prend son parti du nihilisme contemporain sans croire comme Nietzsche ou Heidegger à une sortie possible. Houellebecq paraît d’une misogynie de système qui évoque Strindberg plus encore que Montherlant. Il se pourrait pourtant, à tout prendre, que le salut vînt des femmes chez Houellebecq. En tout cas, même outrancière, la misogynie nous change de cet amour universel auquel nous condamnent désormais les droits de l’homme.
La nouveauté de Houellebecq n’est pas dans le bricolage génétique déjà abordé dans Le Meilleur des mondes. A cet égard, il faut en convenir, rien de nouveau sous le soleil de Huxley. La nouveauté est plutôt dans l’évaluation de cette post-humanité qu’envisageait Nietzsche pour le meilleur. Ici, elle est envisagée pour le pire. L’horizon n’est plus un surhomme encore mortel dans le monde de l’éternel retour, mais un homme immortel dans la chaîne sans fin d’une reproduction à l’identique, au prix d'une déperdition d'humanité. Les premières expériences de clonage sont venues s’intercaler entre les deux. Aujourd’hui, Nietzsche et Heidegger doivent être repensés à la lumière de la révolution génétique.
Houellebecq en est très loin, et La Possibilité d’une île est de surcroît le plus mauvais titre qui se pouvait trouver. Mais son mérite est de faire entrer dans la littérature ce qui n’appartenait naguère qu’aux généticiens ou à quelque philosophe allemand à la mode, au nom imprononçable.
09:50 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : schopenhauer