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vendredi, 27 mai 2022

L'esprit de Svevo en raccourci

Dans Le Bon Vieux et la Belle Enfant de Svevo, un vieil homme entretient une liaison avec une jeune femme contre rétribution et, à la suite d’un accident de santé, finit par en concevoir quelques remords. Il se donne alors une nouvelle morale, fondée sur l’idée que les vieilles personnes ont des devoirs envers les jeunes gens, qui le conduit à mettre fin à sa liaison, mais aussi à écrire un long texte, tenant de l’essai théorique plus que du récit autobiographique, qu’il ne tarde pas à regarder comme son grand œuvre. Cependant, les difficultés qu’il rencontre à l’écrire l’épuise et finalement le tue.

Tout l’esprit de Svevo se retrouve dans cette nouvelle composée au soir de sa vie : le goût des femmes légères, une tendance à la dérision pour les choses de l'amour, un profond pessimisme tempéré par une bonne ironie et une philosophie vitaliste à rebours selon laquelle la maladie est l’état normal de l’homme civilisé. Le Bon Vieux et la Belle Enfant concentre en quelques dizaines de pages les principaux thèmes de La Conscience de Zeno. Voilà pourquoi la nouvelle peut être recommandée aux esprits paresseux que la lecture des longues confessions de Zeno rebuterait pour de bonnes ou de mauvaises raisons.

16:52 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : ironie, svevo

jeudi, 02 septembre 2010

L'Existentialisme précoce de Moravia

Alberto Moravia passe pour avoir été le premier romancier existentialiste avant la lettre. Bien qu’elle soit contestable si l’on pense par exemple à Svevo, cette réputation a une part de vérité. Dès son premier roman paru en 1929, Les Indifférents, l’écrivain italien – qui avait alors vingt-deux ans – a créé un monde d’enfermement où les personnages se caractérisent par une insensibilité vicieuse et une inactivité pathologique.

Ils habitent dans une maison bourgeoise, aussi vaste que poussiéreuse, encombrée de meubles et d’objets pesants. Le verbe habiter doit être pris ici dans un sens passif, tant l'idée d'habitude obsède jusqu'à la nausée les cinq personnages du roman. Dans cet intérieur étouffant, tout est rite ou répétition et on rêve de liberté et de scandale – non par révolte, mais par ennui. Ou par révolte contre l'ennui.

Le confort de la maison, au lieu d’en faire un havre de paix, en fait un bain de culture pour le ressentiment. Tous les personnages, sans s’aimer ou s’estimer beaucoup, restent néanmoins collés les uns aux autres, solidaires malgré eux de leur médiocrité et de leur insatisfaction. Ils sont tout à la fois veules et cyniques, oisifs et méprisants. Et pourtant, ils sont conscients de leur état au point, comme Michel et Carla, de se mépriser eux-mêmes.

Ne pouvant s’imposer face à Léo, l’amant de sa mère, Michel hésite entre la feinte et la fuite. Il voudrait avoir des réactions ou des sentiments, mais il n’y arrive pas. Il ne se sent pas assez concerné par ce qui l’entoure pour ressentir quelque chose, même envers Lisa, l'amie de sa mère, avec laquelle il entame une liaison. Cependant, il rêve d'un monde où l’âme pourrait adhérer à la réalité extérieure. Par là, il annonce et préfigure même Roquentin plus que Meursault.

Carla partage les mêmes velléités que son frère, mais elle croit avoir sur lui un avantage : sa liaison avec Léo. Celle-ci finit pourtant par la convaincre que sa vie ne changera jamais et que le mariage serait peut-être pis que le célibat ; Michel ne serait même pas capable de tuer Léo, comme dans la fameuse affaire Murri, pour l’en libérer. Les indifférents sont condamnés à le rester, comme dans un enfer perpétuel.

01:35 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : existentialisme, svevo, moravia

mercredi, 01 novembre 2006

Svevo ou l'ironie du désespoir

Italo Svevo a choisi l'ironie lorsqu'il a compris qu'il ne serait pas le grand auteur classique qu'il rêvait d'être ; mais l'ironie de l'histoire littéraire a voulu qu'il devienne, par l'onction de Joyce, un moderne classique.

Avant son maître livre, La Conscience de Zeno, Svevo a composé ses deux premiers romans, Une vie et Senilità, dans le respect au moins apparent des règles classiques. Sans doute y avait-il chez lui l’intention de repousser les limites du roman d’analyse ; mais l’univers romanesque du premier Svevo, même empreint d’un pessimisme schopenhauerien, n’échappait pas à certaines conventions narratives de la littérature bourgeoise de la fin du XIXe siècle.

Le classicisme l’a conduit à l’échec, lequel l’a éloigné de la littérature pendant deux décennies. Il y est revenu avec le désenchantement de l’âge et la distance ironique qu’il faut aux innovations tranquilles. Car La Conscience de Zeno en fut une à son époque, tenant moins à l’entrée de la psychanalyse dans le roman qu’à l’évanescence du sujet romanesque. Cette évanescence fait à la fois le prix et la drôlerie du livre.

Chez Svevo, n’en déplaise aux esprits chagrins, l’ironie est première. C’est elle qui donne au personnage de Zeno son inconsistance, donc son charme. On s’en convaincra en songeant que la grande affaire de Zeno, le double littéraire de Svevo, est d’arrêter de fumer. Toute l’ironie du roman est là, et elle se retrouve dans une drolatique sélection de la correspondance de Svevo, parue posthumément sous le titre : Dernières cigarettes.

Zeno, comme Svevo lui-même, n’en finit pas de fumer sa dernière cigarette. Le manque de volonté conduit ce Sisyphe de la cigarette au mariage avec une femme qu’il n’aime pas. L’infidélité, au lieu de le délivrer de son tabagisme compulsif, lui révèle un autre mal, plus profond. Ce mal, fait d’une insatisfaction permanente, se manifestant par un étrange boitillement, le mène chez un analyste. Mais le traitement analytique - que le roman, loin de célébrer, tourne en dérision - se révèle pis que le mal.

Zeno en vient à considérer la maladie comme l’état normal de la vie. Son point de vue est entre Schopenhauer et Knock : il y a en chaque homme un malade qui doit s’accepter comme tel pour vivre normalement. La bonne santé n'existe pas ; seule la maladie détermine et distingue les êtres. L'humanité se partage ainsi entre le goitre et l'œdème. Telle est la summa divisio à laquelle arrive Zeno, en se rangeant dans la seconde catégorie.

Finalement, Zeno se sent guéri parce qu’il se sait malade. Mieux que son analyste, il comprend que son mal est celui de l’homme moderne, coupé de ses racines, oublieux de la bête qui est en lui. L’homme n’est plus qu’un " animal actif et triste ", condamné au mal-être par une civilisation technicienne qui abolit certaines lois de la nature. A moins qu’un grand cataclysme, ironiquement espéré par Svevo ou Zeno, ne l’en sauve.

10:40 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : ironie, svevo