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jeudi, 13 avril 2023

Chamfort ou la Misanthropie rieuse

Il est bien des contradictions ou des paradoxes chez Chamfort. Il cultive le bel esprit et il fustige les artifices de la civilisation. Il se trouve heureux dans la solitude et il reste convaincu que la société doit être refaite. Il embrasse les idées de la Révolution et il regrette la compagnie des gens de l’Ancien Régime.

Pour commencer, il pose un regard implacable sur la nature humaine qui l’inscrit dans la lignée de La Rochefoucauld : « Dans les grandes choses, les hommes se montrent comme il leur convient de se montrer ; dans les petites, ils se montrent comme ils sont. » Sans dénigrer la vertu, il se soucie de la vérité de la morale plus que de la morale de la vérité.

Il pousse le pessimisme moral assez loin en considérant que le genre humain, déjà mauvais par nature, est devenu plus mauvais encore avec la société. Ainsi pense-t-il que chaque être humain porte en lui plusieurs catégories de défauts tenant à l’humanité, à l’individu, à la classe ou au sexe, ces différentes strates de défauts ne faisant qu’augmenter avec l’âge.

Avec tout cela, comment ne pas être misanthrope ? Chamfort le reconnaît lui-même : « Il est presque impossible qu’un philosophe, qu’un poète ne soient pas misanthropes. » Et si le reste de l’humanité ne l’est pas, c’est qu’une faiblesse du caractère ou un défaut d’idées l’empêche tout simplement de l’être.

Chamfort partage avec Rousseau une misanthropie active et le rêve d’améliorer les institutions humaines. Bien que tenté par le retrait du monde, il sait la nécessité de la vie en société et souhaite que par l’action des hommes l’inégalité des conditions soit corrigée autant qu’il est possible.

Mais à la différence du sentimental Jean-Jacques, Chamfort a un penchant pour le rire qui s’exprime dans ses Maximes et Pensées comme dans ses Caractères qui viennent les compléter. Aussi noire que soit sa vision de l’humanité, il considère que « la plaisanterie doit faire justice de tous les travers des hommes et de la société. »

Sans doute est-ce dans le domaine qui appartient au libertin qu’il se montre le plus spirituel et non seulement le plus incisif. On lui doit cette fameuse sentence sur ce qui unit les êtres le temps d’une vie ou d’une nuit : « L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. »

Dans le fond, Chamfort est assez peu fait pour l’esprit de sérieux qui caractérise les révolutionnaires. Il est certainement trop jouisseur – y compris de ses propres mots – pour n’être qu’un philosophe ; mais il est aussi trop moraliste pour être un véritable écrivain politique.

11:19 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : moralistes, chamfort, la rochefoucauld

vendredi, 03 février 2006

De l'importance des fréquentations

La Rochefoucauld voit le vice derrière la vertu, Vauvenargues la passion derrière la raison, Chamfort le règne de l’opinion derrière la règle sociale. Quoi de plus naturel ? Le premier a fréquenté la cour, le deuxième les casernes, le troisième les cafés.

jeudi, 01 décembre 2005

La démocratie dans les alcôves

Pour nos modernes professeurs de morale, il n’est qu’une seule limite à la liberté sexuelle : le consentement mutuel. L'expression "entre adultes consentants" est le nouveau credo que tout le monde connaît par cœur. Autrement dit, tout est possible à condition d’en avoir la permission. Cette plaisante conception de la liberté se trouve déjà chez Chamfort : "Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne : voilà, je crois, toute la morale." C’est l’introduction de la démocratie dans les alcôves. Le siècle des Lumières a décidément pensé à tout.

10:30 Publié dans Eros | Lien permanent | Tags : moralistes, chamfort

lundi, 03 octobre 2005

Deux moralistes sous l’œil de Nietzsche

Chamfort a le sens de l’observation quand La Rochefoucauld a le sens de l’introspection. L’un s’attache surtout à la société, l’autre à l’âme humaine. Chamfort est plus empiriste que moraliste. Et son empirisme l’empêche parfois de se libérer de l’empire des apparences.

Nietzsche ne s’y trompe pas, qui invoque plus volontiers La Rochefoucauld que Chamfort. De tous les moralistes français, La Rochefoucauld est peut-être celui qui, avec Montaigne, a les plus grandes faveurs de Nietzsche. Pas seulement parce qu’il est un duc authentique – et le fils de pasteur roturier (tant pis pour ses faux ancêtres nobles polonais !) n’est insensible ni à l’esprit d’Ancien Régime ni même aux titres de noblesse. La Rochefoucauld, en débusquant le vice sous la vertu, inspire un Nietzsche clinicien qui décèle la maladie derrière l’apparente bonne santé de la civilisation.

Au fond, le double regard de La Rochefoucauld, qui toujours voit les motifs cachés à l’inverse des principes proclamés, se retrouve avec un perspectivisme historique au principe même de La Généalogie de la morale. C’est pourtant ailleurs, dans Le Gai savoir ou dans les notes marginales des Fragments posthumes que le grand duc moraliste se trouve cité. Et il l’est toujours d’une manière lapidaire, sans autre forme de protocole, comme s’il s’agissait là d’une évidence, d’une indispensable référence.

Par contraste, Nietzsche réserve un tout autre traitement à Chamfort, et la raison dépasse le seul retour aux préjugés d’Ancien Régime. Son rapport au moraliste révolutionnaire, qui a préféré le suicide à la guillotine, est à la fois sans ambiguïté et de regret. L’on songe aussi à Pascal : si (pour Nietzsche) l’esprit de Pascal est gâté par le christianisme (la morale de l’esclave), celui de Chamfort l’est par l’idée révolutionnaire (l’instinct de la foule). Avec une admiration mêlée de regret, Nietzsche n’en tient pas moins Chamfort pour le plus spirituel des révolutionnaires et, à cause de cela, pour le principal responsable de la séduction exercée par la Révolution sur les esprits français et européens.

« […] il y avait en lui un instinct qui était plus fort que sa sagesse et que rien n’avait apaisé : la haine de la noblesse de race. […] S’il était demeuré plus philosophe d’un degré, la révolution aurait perdu son esprit, sa pointe tragique, son aiguillon le plus acéré : elle serait considérée comme un événement bien plus bête et séduirait moins les esprits. » (Le Gai savoir, § 95, trad. d’A. Vialatte)

Même de son cher Voltaire, incarnation même du bel esprit français, il n’en dit pas autant. Mais il est vrai, et Nietzsche l’a compris, Voltaire n’eût pas été révolutionnaire.