jeudi, 21 novembre 2024
Kafka, de l'enfouissement à l'étouffement littéraire
Franz Kafka n’est pas un écrivain de l’évasion, mais de la réclusion ou de l’exploration intérieure. Il ne cherche pas à s’évader, mais à s’enfoncer en lui-même. Tout lui est bon pour se replier, se retirer du monde, se protéger des autres comme de lui-même. C’est pourquoi on peut voir dans Le Terrier, comme dans Les Carnets du sous-sol pour Dostoïevski, le texte le plus révélateur de Kafka.
L’idée du terrier n’est pas venue par hasard sous sa plume. Au-delà de son côté plaisamment animalier, le terrier est une métaphore ambivalente. C’est à la fois le refuge parfait, en raison de son enfouissement, et un habitat presque ordinaire, avec les bruits du voisinage causés par des travaux de rongeurs.
L’être du terrier imaginé par Kafka se distingue de l’homme du souterrain dostoïevskien. L’un est angoissé et paranoïaque ; l'autre, souffrant et vindicatif. On voit bien Kafka dans l’être du terrier comme on imagine bien Dostoïevski – en dépit de son combat contre le nihilisme – dans l’homme du souterrain.
La comparaison entre les deux écrivains s’impose pourtant, car ils ont le même rapport au texte intime sous les apparences ou non de la fiction. En manière d’écriture totale, le journal peut rivaliser avec le roman, aussi bien dans le Journal d’un écrivain de Dostoïevski que dans le Journal de Kafka. Les deux œuvres ont en commun de contenir en germe ou même de renfermer des fictions à part entière. Mais le caractère matriciel du journal est plus évident chez Kafka que chez Dostoïevski.
La conséquence d'un éclatement de la fiction est que l’autonomie du texte n’existe pas vraiment chez Kafka. N’importe quel texte, du plus mineur au plus achevé en apparence, forme le même corps avec les autres. Il n’y a pas seulement d’unité par le style ou la vision du monde, il y a une unité proprement organique, laquelle rend impossible la dissociation, la liberté même du texte. L’achèvement, s’il en est un, ne peut donc pas être dans la partie, mais dans le tout.
Mieux qu’une poétique de l’inachèvement, l’absence de clôture intérieure fait la grandeur de l’œuvre de Kafka ; mais elle fit aussi, de son vivant, son désespoir littéraire. Il a décrit un monde oppressant et lui-même a fini par en être oppressé. L’enfouissement comme un refuge symbolique a fini – nonobstant la maladie – en étouffement littéraire, puisqu’il a poussé Kafka à vouloir la destruction posthume de ses manuscrits.
19:03 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : kafka, dostoïevski