vendredi, 13 septembre 2024
Montaigne et le plaisir de la vertu
Montaigne est le premier des moralistes français. Tous l’ont lu, commenté, critiqué ou pillé. Lui-même a fait d’abondants emprunts aux Anciens pour composer ses Essais. Ainsi a-t-il pris son fameux « philosopher, c’est apprendre à mourir » à Cicéron qui lui-même l’avait pris à Platon.
Il y a bien des mérites à lui reconnaître comme ce qu’il dit de l’importance de la coutume dans les mœurs ou du corps pour l’exercice de la pensée (en quoi se retrouvera Nietzsche), mais aussi et surtout cette manière de proposer une philosophie en parlant de soi qui lui donne un insigne avantage sur d’autres philosophes.
En matière de morale, Montaigne ne fait pas œuvre originale en envisageant une vertu vicieuse ou en prônant la modération dans la vertu. C’est plutôt en associant, contre le sens commun et celui des philosophes, la volupté à la vertu : « Quoi qu’ils disent, en la vertu même, le dernier but de notre visée, c’est la volupté. »
Il ne veut pas signifier par là que la vertu est le moyen du vice, mais bien que la volupté vient couronner la vertu. Il établit naturellement une distinction entre la volupté de la vertu, haute et solide, et l’autre volupté, plus commune, plus basse, « moins pure d’incommodités et de traverses », qui est celle des sens ou du corps sans la vertu.
Il est vrai qu’Aristote avait déjà dit dans son Ethique à Nicomaque que « La vertu apporte en elle-même un véritable plaisir », et Sénèque dans toute sa philosophie que le bonheur réside dans la vertu. Mais Montaigne, pourtant chrétien en dépit de son inclination au scepticisme, va plus loin qu’eux en faisant de la vertu une promesse de volupté et même de « suprême plaisir » comme s’il oubliait la promesse de félicité dans un autre monde.
Pour mesurer l’audace de Montaigne, il suffit de comparer son point de vue à celui des moralistes du Grand Siècle. Le mot « volupté » ne se rencontre pas dans les Maximes de La Rochefoucauld, où le plaisir n’est jamais rapporté qu’à soi et non à la vertu. La Bruyère ne voit dans la volupté qu’une vaine chose qui naît et finit avec l’homme, même si « le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui ».
Quant à Pascal, certes plus mystique que moraliste, il ne parle des « voluptés » que dans leur rapport avec les sens, et les plaisirs qui ne sont pas ceux d’une union avec Dieu lui paraissent appartenir à la condition pécheresse des hommes d’ici-bas : « Tous nos plaisirs ne sont que vanité. »
De tout cela, il faut retenir que Montaigne est un esprit qui aime à surprendre, mais aussi à défendre une morale de la mesure qui, sans forcément ériger le plaisir en vertu (comme l’épicurisme), fait une place au plaisir et même à la volupté.
09:22 Publié dans Philosophia | Lien permanent | Tags : montaigne, moralistes, la rochefoucauld, la bruyère, pascal, nietzsche, aristote, sénèque
jeudi, 18 janvier 2024
Montesquieu et ses pensées pour lui-même
Le 18 janvier est le double anniversaire de la naissance de Montesquieu en 1689 et de l’ouverture des archives du château de La Brède en 1889. Celle-ci fut suivie de la première publication de ses « pensées » dans une version in extenso. Seules quelques-unes d’entre elles avaient été publiées jusqu’alors sous la forme de plaquette ou de variétés.
Dans l’esprit de l’auteur, ce recueil intitulé Mes pensées n’était pas destiné à une publication, à la différence d’un autre publié de son vivant sous le titre du Spicilège (qui se présente surtout comme une suite de notes encyclopédiques).
Contrairement aux Pensées de Pascal, celles de Montesquieu n’ont pas été consignées en vue de la composition d’un ouvrage en particulier, mais comme une réserve d’idées gardées « pour y penser dans l’occasion » ou une bibliothèque d’idées à l’usage de soi.
On y retrouve toutefois l’esprit ou même les idées qui ordonnent toutes les œuvres du philosophe et qui se résument en une seule, héritée d’Aristote : le rapport entre les choses. La vertu, la liberté ou encore le despotisme doivent être toujours évalués dans une mise en relation, car l’homme est essentiellement un animal social.
Montesquieu formule aussi des pensées qui auraient mérité d’être développées ailleurs comme celle sur l’agrandissement de la capitale d’un Etat qu’il associe au despotisme, faisant de lui un tenant du girondisme politique avant la lettre. Mais c’est surtout par le recours à la forme aphoristique que l’auteur de Mes pensées se distingue de celui du traité juridico-politique qu’est De l’esprit des lois.
Il commence par reprocher aux auteurs moraux d’être outrés et de ne parler qu’à un entendement pur, avant de voir en La Rochefoucauld un maître en qualifiant ses maximes de « proverbes des gens d’esprit ». Mieux encore, il adopte l’esprit des moralistes en considérant que la philosophie et un certain bon sens « ont gagné trop de terrain en ce siècle-ci pour que l’héroïsme y trouve désormais une bonne fortune. » D’où la décadence de l’admiration qu’il constate également.
Il reconnaît comme il le ferait d’un péché qu’ « un des grands délices de l’esprit des hommes est de faire des propositions générales », après avoir critiqué les livres qui sont « un amas de propositions générales presque toutes fausses », et compose à son tour de belles sentences morales (ainsi par exemple : « L’argent est très estimable lorsqu’on le méprise. »).
Quant à la philosophie, il semble répondre non sans ironie à Montaigne qu’il faudrait surtout l’étudier pour apprendre à dormir. Mais lorsqu’il renonce à l’ironie, il sait aussi philosopher à la manière de l’auteur des Essais : « Je n’ai que deux affaires, l’une de savoir être malade, l’autre de savoir mourir. »
Rien que pour celles sur la sagesse ou la mort qui ne se trouvent dans aucune autre de ses œuvres, les Pensées de Montesquieu méritent d’être lues, méditées et saluées.
12:33 Publié dans Philosophia | Lien permanent | Tags : moralistes, la rochefoucauld, montaigne, montesquieu, aristote
jeudi, 29 juin 2023
Un doute sans vertige n'est qu'un exercice spirituel
Maximes et Sentences de Gilles Sicart publiées aux éditions de Portaparole.
https://portaparolefrance.com/boutique/nouveau/un-doute-s...
00:31 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : maximes, sentences, moralistes
jeudi, 04 mai 2023
Joubert, moraliste pour lui-même
Voilà un écrivain qui n’eût pas été connu sans Chateaubriand. Depuis la publication posthume d’un recueil de pensées par les soins de ce dernier, Joseph Joubert s’est établi dans l’histoire de la littérature comme un moraliste s’inscrivant dans la lignée de ses grands devanciers.
Pourtant, cette filiation ne va pas tout à fait de soi. Joubert ne voit pas le vice derrière la vertu comme La Rochefoucauld, ni la passion derrière la raison comme Vauvenargues, ni le règne de l’opinion derrière la règle sociale comme Chamfort.
Comme eux, il cherche néanmoins à saisir la vérité de l’être humain sans se conformer à un dogme ou à un principe. Il se défie de l’éloquence qui ne lui paraît bonne qu’à « répandre l’illusion sur les actions humaines ». Aussi préfère-t-il la simple notation au discours continu ou la formule frappante au long raisonnement, en considérant que « tout ce qui est exact est court. »
Sans cultiver le style du Grand Siècle, il lui arrive d’égaler Bossuet par le recours à une image poétique comme ici : « La mémoire est le miroir où nous contemplons les absents. » Il est aussi capable de forger des sentences morales dignes de La Rochefoucauld comme celle-ci : « La médisance est le soulagement de la malignité. »
Mieux que moraliste, Joubert se veut avant tout philosophe et commente aussi bien les Modernes que les Anciens, en dépit de ses préventions contre les Lumières. Il considère que la philosophie a sa muse comme les arts libéraux et qu’elle doit être exercée comme un art à part entière. Mais loin de vouloir demeurer dans le monde des idées, il subordonne la métaphysique à la morale ; en effet, si l’une a l’être pour objet, l’autre lui donne son sens.
Cela le conduit à être parfois plus moralisateur que moraliste. A ses yeux, la connaissance de la vérité doit servir à être meilleur. Il ne coupe pas la morale de la religion : sans Dieu, il ne peut y avoir de vérité morale ou, en tout cas, « une idée exacte de la morale ». Pourtant, il ne s’attache guère à distinguer comme d’autres moralistes la vertu véritable de ses apparences, même s’il a cette formule judicieuse : « Etre vertueux par calcul est la vertu du vice. »
Au demeurant, il oppose le cœur et l’esprit à la manière de Pascal. Mais dans son rapport au corps, il énonce des paradoxes qui ne le mettent pas très loin de Montaigne, lorsqu’il écrit par exemple qu’ « Il y a un degré de mauvaise santé qui rend heureux. » Dans le même esprit, il soutient que la vie et la santé ne sont pas une seule et même chose.
Joubert est donc un moraliste qui moralise, un diariste qui philosophe, un écrivain qui ne s’occupe que de penser. Son mérite est d’écrire sans vanité, avec le seul souci de la vérité ; mais sa limite est de n’être qu’un auteur de pensées.
21:45 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : moralistes
jeudi, 13 avril 2023
Chamfort ou la Misanthropie rieuse
Il est bien des contradictions ou des paradoxes chez Chamfort. Il cultive le bel esprit et il fustige les artifices de la civilisation. Il se trouve heureux dans la solitude et il reste convaincu que la société doit être refaite. Il embrasse les idées de la Révolution et il regrette la compagnie des gens de l’Ancien Régime.
Pour commencer, il pose un regard implacable sur la nature humaine qui l’inscrit dans la lignée de La Rochefoucauld : « Dans les grandes choses, les hommes se montrent comme il leur convient de se montrer ; dans les petites, ils se montrent comme ils sont. » Sans dénigrer la vertu, il se soucie de la vérité de la morale plus que de la morale de la vérité.
Il pousse le pessimisme moral assez loin en considérant que le genre humain, déjà mauvais par nature, est devenu plus mauvais encore avec la société. Ainsi pense-t-il que chaque être humain porte en lui plusieurs catégories de défauts tenant à l’humanité, à l’individu, à la classe ou au sexe, ces différentes strates de défauts ne faisant qu’augmenter avec l’âge.
Avec tout cela, comment ne pas être misanthrope ? Chamfort le reconnaît lui-même : « Il est presque impossible qu’un philosophe, qu’un poète ne soient pas misanthropes. » Et si le reste de l’humanité ne l’est pas, c’est qu’une faiblesse du caractère ou un défaut d’idées l’empêche tout simplement de l’être.
Chamfort partage avec Rousseau une misanthropie active et le rêve d’améliorer les institutions humaines. Bien que tenté par le retrait du monde, il sait la nécessité de la vie en société et souhaite que par l’action des hommes l’inégalité des conditions soit corrigée autant qu’il est possible.
Mais à la différence du sentimental Jean-Jacques, Chamfort a un penchant pour le rire qui s’exprime dans ses Maximes et Pensées comme dans ses Caractères qui viennent les compléter. Aussi noire que soit sa vision de l’humanité, il considère que « la plaisanterie doit faire justice de tous les travers des hommes et de la société. »
Sans doute est-ce dans le domaine qui appartient au libertin qu’il se montre le plus spirituel et non seulement le plus incisif. On lui doit cette fameuse sentence sur ce qui unit les êtres le temps d’une vie ou d’une nuit : « L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. »
Dans le fond, Chamfort est assez peu fait pour l’esprit de sérieux qui caractérise les révolutionnaires. Il est certainement trop jouisseur – y compris de ses propres mots – pour n’être qu’un philosophe ; mais il est aussi trop moraliste pour être un véritable écrivain politique.
11:19 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : moralistes, chamfort, la rochefoucauld
vendredi, 17 mars 2023
La Rochefoucauld ou le Ressentiment surmonté
Celui qui fut d’abord un homme de guerre passa par le hasard des circonstances des champs de bataille aux salons parisiens, dont celui de Madame de Sablé, et fréquenta ainsi les meilleurs esprits de son temps.
Sa participation à la Fronde lui valut de profondes blessures, la disgrâce publique et la destruction de son château (sur ordre de Mazarin). Il se tourna alors vers les lettres pour se venger de son infortune politique et régler quelques comptes avec le beau monde qui l’avait vu naître. Il donna d’abord des Mémoires qui eussent pu lui ouvrir les portes de l’Académie s’il n’avait fâché par des mots mordants jusqu’à ses propres amis, puis les fameuses Maximes qui consacrèrent l’ancien homme d’épée comme un grand homme de plume.
Avec ses sentences et maximes morales, La Rochefoucauld s’est attaqué à un genre antique en lui donnant une nouvelle vie et même une nouvelle orientation. Mieux que ses illustres devanciers, il a cherché à percer la vérité de l’être humain en deçà ou au-delà de la morale. Autrement dit, il s’est attaché à la vérité de la morale plus qu’à la morale de la vérité. Cette disposition d’esprit se retrouve dans l’exergue des Maximes : « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés. » Mais la démystification de la morale va jusqu’au constat que « Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes. »
Dès lors, une question doit être posée : que reste-t-il de la vertu chez La Rochefoucauld ? Si le vice est indissolublement lié à la vertu, il reste peu de chose de la vraie vertu parmi les vertus apparentes, proclamées ou supposées. Il n’est qu’une vertu rare qui relève d’une sorte d’héroïsme tranquille et dont seule est capable une humanité d’exception, avec cette difficulté supplémentaire – selon l’auteur des Maximes lui-même – qu’ « Il y a des héros en mal comme en bien. » Nietzsche, qui sera un grand lecteur de La Rochefoucauld, retiendra la leçon en voyant dans le criminel un homme fort placé dans des circonstances défavorables.
Mais en définitive, le destin de La Rochefoucauld est une leçon de vie et même une leçon de sagesse morale. Car si elles trahissent une vision assez noire de l’humanité, nourrie du reste par le jansénisme de l’époque, les Maximes sont aussi la preuve que la disgrâce peut être la voie de la rédemption ou, à tout le moins, d’une sublimation littéraire. A l’inverse de Bussy-Rabutin qui connut la défaveur royale et qui exprima sa rancœur dans des sentences moins sages qu’assassines, La Rochefoucauld est parvenu à surmonter son ressentiment en atteignant à la plus haute exigence morale et à la plus grande pénétration de l’esprit.
23:33 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : moralistes, la rochefoucauld, bussy-rabutin, nietzsche
mercredi, 25 mai 2016
Montherlant moraliste
Alternance, équivalence, syncrétisme, feinte et retrait : tels sont les principes du Montherlant moraliste. Autant dire qu’il n’est pas seulement un moraliste, mais aussi un sage, sinon un philosophe. Il n’y a point chez lui d’illusion lyrique ou de mysticisme de la contemplation ; il n’y a que de la lucidité, de la mesure et de l’indifférence. En cela, Montherlant est frère des grands esprits qu’il ne faut pas dire seulement réalistes : Montaigne, La Rochefoucauld, Nietzsche.
23:39 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : moralistes, montherlant, montaigne, la rochefoucauld, nietzsche
samedi, 24 avril 2010
L'insolent Bussy-Rabutin en son château
Un bel esprit a été le maître de ces lieux. Il a fait mieux que des livres, il a laissé des devises qui ornent aujourd’hui encore les murs de son château. Des devises illustrées dans le premier salon par de plaisantes images comme ce soleil qui n’éclaire pas ou ce cadran solaire qui tourne le dos au soleil. L’allusion à Louis XIV, qui exila Monsieur de Rabutin sur ses terres, est transparente ; mais le Roi-Soleil n’est pas sa cible unique.
Dans un autre salon, Monsieur de Turenne, qui le priva d’un bâton de maréchal, a droit à un demi-panneau quand les autres hommes de guerre représentés ont droit à un panneau entier. Dans le bureau en rotonde, Madame de La Baume qui fut la cause de son exil est parée, sous un portrait pourtant avantageux, du titre de meilleure maîtresse du royaume. Bref, d’une pièce à l’autre, le château est plein de ces insolences qui eussent pu coûter pis que l’exil intérieur à son auteur. Qu’y a-t-il manqué ? Une visite impromptue du Roi-Soleil.
01:17 Publié dans Jeu de massacre | Lien permanent | Tags : moralistes, bussy-rabutin
vendredi, 08 août 2008
Chardonne, plus moraliste que romancier
Les romans de Chardonne contiennent toujours des phrases qui sont des réflexions ou des sentences morales. Il suffirait de mettre les unes et les autres bout à bout pour en faire, mieux qu'une œuvre à part entière, un traité de morale pratique. Du reste, Chardonne s'est essayé à le faire lui-même en recueillant des pensées inédites ou extraites de ses livres précédents dans L’Amour, c’est beaucoup plus que l’amour. On trouve dans cette œuvre fragmentaire et néanmoins délicate, parfois même poétique, de jolis mots sur l'amour, la vie et la sagesse. Ces trois thèmes ou au moins deux d'entre eux peuvent être réunis en un paragraphe unique comme ici : « Pour être heureux par l'amour, il faut une certaine sagesse ; il faut aussi une certaine sagesse pour se passer de l'amour. C'est la même. »
De tous les livres de Chardonne, il s'en trouve pourtant un qui tient à la fois du récit et du recueil. Eva ou le Journal interrompu est, plus qu’un roman, un journal de pensées. Par endroits, il ressemble à un petit traité sur le style. On y lit par exemple cet avertissement que Chardonne, adepte du dépouillement, paraît s’adresser à lui-même : « Enoncer trop simplement ses idées risque de les faire passer pour négligeables. C’est une faute de style. » Il recommande pourtant « ce style modeste et strict, qui seul conserve à travers les âges une pensée vive ». Mais le roman contient aussi des réflexions morales au détour d'une considération sur l'écriture : « Il ne faut pas juger l’homme sur ses écrits désespérés. En fait, la vie est assez plate et nous sommes tous à peu près heureux, sauf quelques malades. » Eva dépasse Claire ou Les Destinées sentimentales pour la sagesse de l'amour et égale parfois L'Amour, c'est beaucoup plus que l'amour pour l'amour de la sagesse.
15:21 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : chardonne, moralistes
mardi, 10 octobre 2006
Un grand moraliste : Nicolás Gómez Dávila
Son nom n'est pas encore illustre, mais il le devient. Gómez Dávila s'impose peu à peu, au rythme des traductions, comme le grand moraliste qu'il est et non seulement comme le doctrinaire de la Réaction qu'il paraît être.
Moraliste, il l’est par le style, par le recours quasi exclusif à la forme brève, à la maxime et à la sentence. Il l’est aussi par l’esprit, par l’acuité du regard sur la société des hommes, par le souci de mettre à nu la vertu. Il se distingue néanmoins d’un La Rochefoucauld en s’attaquant, non à la vieille vertu, mais à la nouvelle, liée à l’esprit démocratique. Derrière elle, il voit les vices ordinaires qui font les révolutions comme l’envie, la jalousie et le ressentiment. Ainsi note t-il, comme eût pu le faire Rivarol : « Le révolutionnaire est, en fin de compte, un individu qui n’ose pas chaparder tout seul. »
Réactionnaire, Gómez Dávila l’est sans doute, encore que le titre choisi pour la traduction française d’un recueil de ses scolies, Le Réactionnaire authentique, l’enferme par trop dans une catégorie politique. C’est avant tout en croyant qu’il pourfend la modernité et tout ce qui lui fait suite : le postulat de l’égalité, l’idéologie du progrès, le système démocratique (cf. Les Horreurs de la démocratie). Tout cela pour lui procède de l’idée, fausse, qu’il puisse y avoir une solution humaine au problème de l’homme. La solution ne peut être que métaphysique, impliquant la réintroduction d’une transcendance dans l’ordre politique.
La posture réactionnaire de Gómez Dávila n’en fait pas un doctrinaire. Il condamne les désordres modernes plus qu’il ne prône un retour à l’ordre ancien. Croit-il seulement à ce retour ? Il y a chez lui de la nostalgie plus que de l’espérance, et certainement pas une théologie politique aussi élaborée que chez Donoso Cortés. Ce serait même lui faire injure que de la chercher, sa pensée refusant, par le choix de l’aphorisme, toute systématique, même si parfois elle n’échappe pas à l’esprit de système. Ainsi lorsqu’il trouve à la gauche les défauts les plus absurdes.
L’ironiste néanmoins l’emporte sur le partisan, et le moraliste sur le croyant. Même sous le catholique anti-conciliaire perce un secret scepticisme : « Sans le sourire du sceptique, écrit-il, la métaphysique débouche sur des spéculations gnostiques. » Son catholicisme est une esthétique qu’il oppose à un « christianisme adultéré en manuel de recettes éthiques », rejoignant ainsi la critique nietzschéenne de la moraline et du mol humanitarisme. Il y a en lui du libre-penseur, du libre-croyant à l’intérieur de l’Eglise. Il voit assez finement dans l’orthodoxie « la tension entre deux hérésies » et s’autorise une belle irrévérence en soupçonnant tout ecclésiastique de « confondre le blasphème avec le coup d’épingle qui dégonfle sa suffisance. »
Gómez Dávila est bien un fin moraliste, un penseur subtil sous des dehors intransigeants. Il est croyant, mais aussi sceptique ; nostalgique, mais aussi lucide. Le monde qu’il vitupère, il le comprend mieux que quiconque. La meilleure preuve de sa pénétration est encore dans cette formule qui pourrait être de Cioran : « L’ennui est le vestige de la transcendance disparue. »
23:00 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : moralistes, réactionnaires, nietzsche, cioran, gómez dávila