jeudi, 21 novembre 2024
Kafka, de l'enfouissement à l'étouffement littéraire
Franz Kafka n’est pas un écrivain de l’évasion, mais de la réclusion ou de l’exploration intérieure. Il ne cherche pas à s’évader, mais à s’enfoncer en lui-même. Tout lui est bon pour se replier, se retirer du monde, se protéger des autres comme de lui-même. C’est pourquoi on peut voir dans Le Terrier, comme dans Les Carnets du sous-sol pour Dostoïevski, le texte le plus révélateur de Kafka.
L’idée du terrier n’est pas venue par hasard sous sa plume. Au-delà de son côté plaisamment animalier, le terrier est une métaphore ambivalente. C’est à la fois le refuge parfait, en raison de son enfouissement, et un habitat presque ordinaire, avec les bruits du voisinage causés par des travaux de rongeurs.
L’être du terrier imaginé par Kafka se distingue de l’homme du souterrain dostoïevskien. L’un est angoissé et paranoïaque ; l'autre, souffrant et vindicatif. On voit bien Kafka dans l’être du terrier comme on imagine bien Dostoïevski – en dépit de son combat contre le nihilisme – dans l’homme du souterrain.
La comparaison entre les deux écrivains s’impose pourtant, car ils ont le même rapport au texte intime sous les apparences ou non de la fiction. En manière d’écriture totale, le journal peut rivaliser avec le roman, aussi bien dans le Journal d’un écrivain de Dostoïevski que dans le Journal de Kafka. Les deux œuvres ont en commun de contenir en germe ou même de renfermer des fictions à part entière. Mais le caractère matriciel du journal est plus évident chez Kafka que chez Dostoïevski.
La conséquence d'un éclatement de la fiction est que l’autonomie du texte n’existe pas vraiment chez Kafka. N’importe quel texte, du plus mineur au plus achevé en apparence, forme le même corps avec les autres. Il n’y a pas seulement d’unité par le style ou la vision du monde, il y a une unité proprement organique, laquelle rend impossible la dissociation, la liberté même du texte. L’achèvement, s’il en est un, ne peut donc pas être dans la partie, mais dans le tout.
Mieux qu’une poétique de l’inachèvement, l’absence de clôture intérieure fait la grandeur de l’œuvre de Kafka ; mais elle fit aussi, de son vivant, son désespoir littéraire. Il a décrit un monde oppressant et lui-même a fini par en être oppressé. L’enfouissement comme un refuge symbolique a fini – nonobstant la maladie – en étouffement littéraire, puisqu’il a poussé Kafka à vouloir la destruction posthume de ses manuscrits.
19:03 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : kafka, dostoïevski
samedi, 21 septembre 2024
In memoriam Henry de Montherlant
Montherlant ne voulait pas attendre le solstice d'hiver, où la nuit l'emporte sur le jour. Il choisit donc l'équinoxe de septembre – « quand le jour est égal à la nuit » – pour entrer de lui-même et en pleine conscience dans la nuit éternelle.
10:20 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : montherlant
jeudi, 29 juin 2023
Un doute sans vertige n'est qu'un exercice spirituel
Maximes et Sentences de Gilles Sicart publiées aux éditions de Portaparole.
https://portaparolefrance.com/boutique/nouveau/un-doute-s...
00:31 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : maximes, sentences, moralistes
jeudi, 04 mai 2023
Joubert, moraliste pour lui-même
Voilà un écrivain qui n’eût pas été connu sans Chateaubriand. Depuis la publication posthume d’un recueil de pensées par les soins de ce dernier, Joseph Joubert s’est établi dans l’histoire de la littérature comme un moraliste s’inscrivant dans la lignée de ses grands devanciers.
Pourtant, cette filiation ne va pas tout à fait de soi. Joubert ne voit pas le vice derrière la vertu comme La Rochefoucauld, ni la passion derrière la raison comme Vauvenargues, ni le règne de l’opinion derrière la règle sociale comme Chamfort.
Comme eux, il cherche néanmoins à saisir la vérité de l’être humain sans se conformer à un dogme ou à un principe. Il se défie de l’éloquence qui ne lui paraît bonne qu’à « répandre l’illusion sur les actions humaines ». Aussi préfère-t-il la simple notation au discours continu ou la formule frappante au long raisonnement, en considérant que « tout ce qui est exact est court. »
Sans cultiver le style du Grand Siècle, il lui arrive d’égaler Bossuet par le recours à une image poétique comme ici : « La mémoire est le miroir où nous contemplons les absents. » Il est aussi capable de forger des sentences morales dignes de La Rochefoucauld comme celle-ci : « La médisance est le soulagement de la malignité. »
Mieux que moraliste, Joubert se veut avant tout philosophe et commente aussi bien les Modernes que les Anciens, en dépit de ses préventions contre les Lumières. Il considère que la philosophie a sa muse comme les arts libéraux et qu’elle doit être exercée comme un art à part entière. Mais loin de vouloir demeurer dans le monde des idées, il subordonne la métaphysique à la morale ; en effet, si l’une a l’être pour objet, l’autre lui donne son sens.
Cela le conduit à être parfois plus moralisateur que moraliste. A ses yeux, la connaissance de la vérité doit servir à être meilleur. Il ne coupe pas la morale de la religion : sans Dieu, il ne peut y avoir de vérité morale ou, en tout cas, « une idée exacte de la morale ». Pourtant, il ne s’attache guère à distinguer comme d’autres moralistes la vertu véritable de ses apparences, même s’il a cette formule judicieuse : « Etre vertueux par calcul est la vertu du vice. »
Au demeurant, il oppose le cœur et l’esprit à la manière de Pascal. Mais dans son rapport au corps, il énonce des paradoxes qui ne le mettent pas très loin de Montaigne, lorsqu’il écrit par exemple qu’ « Il y a un degré de mauvaise santé qui rend heureux. » Dans le même esprit, il soutient que la vie et la santé ne sont pas une seule et même chose.
Joubert est donc un moraliste qui moralise, un diariste qui philosophe, un écrivain qui ne s’occupe que de penser. Son mérite est d’écrire sans vanité, avec le seul souci de la vérité ; mais sa limite est de n’être qu’un auteur de pensées.
21:45 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : moralistes
jeudi, 13 avril 2023
Chamfort ou la Misanthropie rieuse
Il est bien des contradictions ou des paradoxes chez Chamfort. Il cultive le bel esprit et il fustige les artifices de la civilisation. Il se trouve heureux dans la solitude et il reste convaincu que la société doit être refaite. Il embrasse les idées de la Révolution et il regrette la compagnie des gens de l’Ancien Régime.
Pour commencer, il pose un regard implacable sur la nature humaine qui l’inscrit dans la lignée de La Rochefoucauld : « Dans les grandes choses, les hommes se montrent comme il leur convient de se montrer ; dans les petites, ils se montrent comme ils sont. » Sans dénigrer la vertu, il se soucie de la vérité de la morale plus que de la morale de la vérité.
Il pousse le pessimisme moral assez loin en considérant que le genre humain, déjà mauvais par nature, est devenu plus mauvais encore avec la société. Ainsi pense-t-il que chaque être humain porte en lui plusieurs catégories de défauts tenant à l’humanité, à l’individu, à la classe ou au sexe, ces différentes strates de défauts ne faisant qu’augmenter avec l’âge.
Avec tout cela, comment ne pas être misanthrope ? Chamfort le reconnaît lui-même : « Il est presque impossible qu’un philosophe, qu’un poète ne soient pas misanthropes. » Et si le reste de l’humanité ne l’est pas, c’est qu’une faiblesse du caractère ou un défaut d’idées l’empêche tout simplement de l’être.
Chamfort partage avec Rousseau une misanthropie active et le rêve d’améliorer les institutions humaines. Bien que tenté par le retrait du monde, il sait la nécessité de la vie en société et souhaite que par l’action des hommes l’inégalité des conditions soit corrigée autant qu’il est possible.
Mais à la différence du sentimental Jean-Jacques, Chamfort a un penchant pour le rire qui s’exprime dans ses Maximes et Pensées comme dans ses Caractères qui viennent les compléter. Aussi noire que soit sa vision de l’humanité, il considère que « la plaisanterie doit faire justice de tous les travers des hommes et de la société. »
Sans doute est-ce dans le domaine qui appartient au libertin qu’il se montre le plus spirituel et non seulement le plus incisif. On lui doit cette fameuse sentence sur ce qui unit les êtres le temps d’une vie ou d’une nuit : « L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. »
Dans le fond, Chamfort est assez peu fait pour l’esprit de sérieux qui caractérise les révolutionnaires. Il est certainement trop jouisseur – y compris de ses propres mots – pour n’être qu’un philosophe ; mais il est aussi trop moraliste pour être un véritable écrivain politique.
11:19 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : moralistes, chamfort, la rochefoucauld
vendredi, 17 mars 2023
La Rochefoucauld ou le Ressentiment surmonté
Celui qui fut d’abord un homme de guerre passa par le hasard des circonstances des champs de bataille aux salons parisiens, dont celui de Madame de Sablé, et fréquenta ainsi les meilleurs esprits de son temps.
Sa participation à la Fronde lui valut de profondes blessures, la disgrâce publique et la destruction de son château (sur ordre de Mazarin). Il se tourna alors vers les lettres pour se venger de son infortune politique et régler quelques comptes avec le beau monde qui l’avait vu naître. Il donna d’abord des Mémoires qui eussent pu lui ouvrir les portes de l’Académie s’il n’avait fâché par des mots mordants jusqu’à ses propres amis, puis les fameuses Maximes qui consacrèrent l’ancien homme d’épée comme un grand homme de plume.
Avec ses sentences et maximes morales, La Rochefoucauld s’est attaqué à un genre antique en lui donnant une nouvelle vie et même une nouvelle orientation. Mieux que ses illustres devanciers, il a cherché à percer la vérité de l’être humain en deçà ou au-delà de la morale. Autrement dit, il s’est attaché à la vérité de la morale plus qu’à la morale de la vérité. Cette disposition d’esprit se retrouve dans l’exergue des Maximes : « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés. » Mais la démystification de la morale va jusqu’au constat que « Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes. »
Dès lors, une question doit être posée : que reste-t-il de la vertu chez La Rochefoucauld ? Si le vice est indissolublement lié à la vertu, il reste peu de chose de la vraie vertu parmi les vertus apparentes, proclamées ou supposées. Il n’est qu’une vertu rare qui relève d’une sorte d’héroïsme tranquille et dont seule est capable une humanité d’exception, avec cette difficulté supplémentaire – selon l’auteur des Maximes lui-même – qu’ « Il y a des héros en mal comme en bien. » Nietzsche, qui sera un grand lecteur de La Rochefoucauld, retiendra la leçon en voyant dans le criminel un homme fort placé dans des circonstances défavorables.
Mais en définitive, le destin de La Rochefoucauld est une leçon de vie et même une leçon de sagesse morale. Car si elles trahissent une vision assez noire de l’humanité, nourrie du reste par le jansénisme de l’époque, les Maximes sont aussi la preuve que la disgrâce peut être la voie de la rédemption ou, à tout le moins, d’une sublimation littéraire. A l’inverse de Bussy-Rabutin qui connut la défaveur royale et qui exprima sa rancœur dans des sentences moins sages qu’assassines, La Rochefoucauld est parvenu à surmonter son ressentiment en atteignant à la plus haute exigence morale et à la plus grande pénétration de l’esprit.
23:33 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : moralistes, la rochefoucauld, bussy-rabutin, nietzsche
mercredi, 04 janvier 2023
Une pensée pour Albert Camus
Que ce soit dans sa vie d’homme ou son œuvre d’écrivain, il est bien des idées, des images ou des leçons à retenir de lui. Un mot, pourtant, pourrait le résumer, c’est celui de gratitude. Au lieu de se laisser envahir par le ressentiment, Camus n’a jamais manqué une occasion de se montrer reconnaissant.
La reconnaissance, on la trouve au cœur de son œuvre où il rend hommage à ceux qui l’ont inspiré comme Jean Grenier (son ancien professeur de philosophie) dans L’Envers et l’Endroit, Kafka dans Le Mythe de Sisyphe ou encore Dostoïevski dans L’Homme révolté.
La reconnaissance, on la trouve aussi et surtout dans sa vie où, à des moments tout à fait essentiels sur le chemin de sa propre reconnaissance, il a cité ou mentionné tour à tour Gide, Malraux ou Montherlant.
La réception du Nobel de littérature fut, comme chacun sait, l’occasion de la gratitude exprimée à l’endroit de son ancien instituteur, Monsieur Germain, dans une lettre devenue fameuse par sa bouleversante simplicité, qui devrait être lue rituellement dans toutes les écoles de France.
Et que nous a laissé Camus après sa mort sinon le plus beau témoignage de reconnaissance qui soit, à l’égard d’un père, son propre père mort au champ d’honneur en 1914, dans ce roman posthume et désormais central parmi ses œuvres qu’est Le Premier Homme.
Au demeurant, s’il est un message à retenir de Camus, c’est celui qu’il a délivré dans son discours de Stockholm en 1957 et qui, avec l’évolution du monde (il faudrait plutôt parler de sa dégradation), est devenu comme un impératif moral pour toute l’humanité :
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »
Cette tâche dont parlait Camus est peut-être la plus belle expression de ce sentiment de gratitude qu’il se devait d’avoir, non seulement envers ses maîtres ou ses devanciers, mais aussi envers le monde qui l’a vu naître.
01:02 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : camus, dostoïevski, kafka, malraux, montherlant
vendredi, 25 novembre 2022
Mishima ou La Plume et le Sabre
Mishima fut un homme de plume perpétuellement tenté par le sabre.
Rêvant d’une mort héroïque, il simula pourtant un début de tuberculose pour échapper au service militaire. Contre cette honte secrète, il trouva dans la plume un recours, un secours, un salut. Jamais pourtant il ne parvint à vaincre en lui le regret des armes et le prestige du sabre.
L’imagination ne lui suffisait pas, car il y voyait une corruption de la réalité. Il avait conscience de l’artificialité de la littérature qui est une fleur impérissable par sa facticité même. Par la plume, il voulait atteindre à une beauté qui ne fût pas artificielle.
Nourrissant un complexe physique, il fit le constat après ses premiers romans – dont Confession d’un masque – que la confrontation entre une chair faible et la mort est « inadéquate jusqu’à l’absurde ». Le corps lui devint aussi important que l’esprit.
Le souci du corps l’amena à changer sa vie, mais aussi à réorienter son œuvre. Il prit conscience de ce qu’était ou devait être l’art pour lui : une forme enveloppant une force ou, mieux encore, une œuvre organique créée par une fonction de l’esprit.
Du genre intime, il passa au genre symbolique avec Le Pavillon d’or, et se mit sur la voie d’une nouvelle éthique. La beauté du monde ne réclamait plus seulement la contemplation ou la prière, mais une défense ou une participation active.
Il conçut alors l’idée d’unir l’art et la vie, le style et une éthique de l’action. Autrement dit : réconcilier l’art et l’action, comme le firent les Samouraïs à leur grande époque. Il fit d’une profonde tentation du néant une morale doublée d’une politique.
Le voisinage tranquille ou intranquille avec la mort était déjà au cœur de son œuvre. Des succès et des insuccès laissèrent en lui un vide dont a bien parlé Yourcenar. Dans les dernières années de sa vie, tout se tendit vers une mort volontaire et sacrificielle.
Le projet d’une conspiration lui en fournit, mieux que le prétexte, l’argument. Après l’avoir imaginé dans des fictions historiques (comme Chevaux échappés), il se mit à vouloir l’exécuter avec des membres de la Société du Bouclier qu’il avait créée pour défendre l’Empereur.
Le but avoué était de relever un Japon tombé dans l’ivresse de l’argent et la satisfaction du ventre plein. Et pour cela, Mishima était prêt à faire le sacrifice de sa vie (par seppuku), c’est-à-dire se tuer pour exister – plus hautement – comme il l’écrivit dans Le Soleil et l’Acier.
Il tenta en vain de soulever une armée japonaise réduite à ses acquêts américains. Sous les cris et les quolibets, il appela les soldats d’une garnison de Tokyo à s’emparer du pouvoir, à rendre à la Nation sa fierté et à redonner à l’Empereur sa place éminente.
Comment eût-il pu entraîner ses compatriotes derrière lui ? Il leur renvoyait une image qu’ils voulaient fuir ou enfouir au fond d’eux-mêmes. Le temps du sacré ou seulement du sacrifice, mais aussi de la mystique nationale, était passé.
Mishima le savait mieux que quiconque, même s’il feignait de ne pas s’y résigner. Lui-même était la parfaite incarnation d’un Japon moderne, profondément dédoublé, pénétré de culture occidentale et attaché à des rites intérieurs ancestraux.
Au miroir de lui-même, Mishima s’admirait et se méprisait à la fois. Il conspira donc sans y croire et prémédita une mort qu’il savait à peu près certaine. Il la conçut comme son œuvre ultime, spectaculaire et dérisoire à la fois, par l’union de la plume et du sabre.
09:25 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : mishima, yourcenar
mercredi, 23 novembre 2022
La Matrice de Malraux
La Tentation de l’Occident est un texte de jeunesse d’André Malraux paru en 1926. Il annonce à bien égards les trois romans « asiatiques » qui suivront, mais aussi les écrits sur l'art que Malraux publiera beaucoup plus tard comme Essais de psychologie de l’art ou Les Voix du silence.
Il s’agit d’une œuvre épistolaire, relevant de l’essai plus que du roman, qui croise les regards d’un Chinois et d’un Français au milieu des années 1920. Il se joue à travers eux comme un dialogue entre l’Orient et l’Occident qui prend une résonance toute particulière au XXIe siècle avec la redistribution des cartes que nous avons sous les yeux.
Dans ce texte, l’Asiatique a une voix au moins égale, voire supérieure (car ses lettres sont plus nombreuses), à celle de l’Européen. L’un – qui est désigné par le prénom « Ling » – séjourne à Paris tandis que l’autre – qui nous est connu par ses seules initiales « A. D. » – fait des allers et retours entre la France et la Chine.
Loin d’une opposition schématique ou caricaturale, tout n’est ici que nuances et subtilités, même si le personnage asiatique – sinon l’auteur lui-même – est porté à trouver d’inconciliables différentes entre les deux mondes.
Deux lignes de séparation se dessinent dans cette correspondance qui a souvent une tonalité et même une teneur philosophique (laquelle n’exclut pas le lyrisme) : le rapport au cosmos et la reconnaissance de l’individu en tant que tel.
Ling regarde l’Européen comme un être distinct du cosmos et perdu dans ses plans de conquête. Par comparaison, l’Asiatique lui paraît vivre en harmonie avec l’univers selon les rythmes que celui-ci imprime à la vie. Il ne lui importe pas de modifier le temps, mais de le laisser s’écouler malgré les variations qu’il donne aux êtres et aux choses. C’est pourquoi l’art chinois ne cherche pas avant tout à représenter, mais à signifier – et à offrir au regardeur l’expression de la sérénité.
Lorsque Ling reproche aux Européens d’accorder trop d’importance à la réalité, A. D. ne lui oppose pas la volonté prométhéenne ou même seulement cartésienne de soumettre à l’homme la nature. Tout au contraire, après avoir expliqué que l’attachement à la réalité pouvait être « l’un des moyens dont se sert l’esprit pour assurer sa défense », il définit l’âme occidentale comme « un mouvement dans le rêve ». La défense contre la sollicitation du monde lui paraît être la marque du génie européen.
L’autre point sur lequel les deux personnages se séparent est la question de l’individu. A ce qu’il n’appelle pas le culte du moi (mais le lecteur y pense), Ling oppose une « attentive inculture du moi ». C’est que la transmigration des âmes – un héritage du bouddhisme – est incompatible avec l’idée d’un moi unique et que, par conséquent, l’Asiatique tend à s’élever au-dessus d’un monde qui n’est pas tout à fait le sien.
A. D. reproche à cette conception de l’âme humaine son indifférentisme moral : la conscience n’est pas reconnue comme une instance de jugement, mais seulement comme le réceptacle du sentiment d’être au monde le temps d’une transition. Cependant, il reconnaît que la lecture de la philosophie chinoise lui a permis de mesurer l’importance des « mouvements de la sensibilité » pour connaître la psychologie humaine.
Par-delà ces considérations inactuelles, le livre contient deux leçons pour aujourd’hui : la faculté d’adaptation du Chinois dans un monde en pleine mutation et la difficulté de l’Occidental à dépasser son propre nihilisme.
La première leçon tient dans cette souplesse de chat dont les Chinois sont capables face un changement des circonstances. Ling l’exprime ainsi : « Toute chose à laquelle nous nous attachons, action ou pensée, nous voulons, selon les insinuations de notre sensibilité et de l’heure, pouvoir choisir entre les aspects successifs que lui donnera le temps. »
Il énonce une autre proposition qui semble appartenir à la Chine éternelle ou plutôt à la philosophie taoïste : « A peine comprenez-vous encore que pour être il ne soit pas nécessaire d’agir, et que le monde vous transforme bien plus que vous ne le transformez. » Mais il finit par reconnaître la mutation profonde que connaît la Chine avec l’occidentalisation d’une nouvelle élite et la modernisation de certains aspects de la vie quotidienne.
Ce qui apparaît comme une conquête de l’Occident contient en vérité une menace : en sapant les fondements de la tradition confucéenne, l’esprit moderne sème la graine de la haine contre le continent où cet esprit est né autant que contre la Chine traditionnelle. Ainsi Ling prophétise-t-il une nouvelle révolution chinoise : « Plus puissante que le chant des prophètes, la voix basse de la destruction s’entend déjà aux plus lointains échos d’Asie… » Cette voix qui renvoie peut-être au soulèvement de Canton de l’année 1925 (lequel constituera la trame centrale des Conquérants) s’est-elle jamais éteinte ?
La seconde leçon du livre concerne le destin de l’Occidental saisi par le nihilisme. Malraux prête à Ling une réflexion sur les Européens qui pourrait être de Dostoïevski : « Ils ont inventé le diable […]. Mais depuis que le diable est mort, ils me semblent en proie à une plus haute divinité du désordre : l’esprit. » Le même personnage souligne aussi leur faiblesse devant les passions, où il voit la cause ou la conséquence de cette angoisse de vivre qui les étreint.
Au lieu de le contredire, son correspondant admet que les Européens ne se soutiennent plus par une pensée, mais par une « fine structure de négations ». Il n’est plus d’idéal pour eux qui connaissent les mensonges sans savoir ce qu’est la vérité. Il leur reste à trouver une raison d’être par la destruction des formes comme le fait l’art moderne en réduisant l’œuvre à un simple rapport mathématique entre ses parties.
Finalement, c’est A. D. qui se montre le plus visionnaire des deux personnages en résumant ainsi le conflit qui divise la pensée occidentale et ses réalisations : « Noyant les faits et lui-même, il apprend à la conscience à disparaître et nous prépare aux royaumes métalliques de l’absurdité. » Ici, le jeune Malraux prend les accents d’une nouvelle phénoménologie qui est encore naissante en Allemagne pour annoncer le règne de la technique et, peut-être aussi, le mirage de l’intelligence artificielle.
09:29 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : malraux
vendredi, 18 novembre 2022
Qui se cache derrière Elstir ?
Elstir est le peintre emblématique d’A la recherche du temps perdu comme Bergotte en est l’écrivain et Vinteuil le compositeur. Il est bien des clefs possibles pour identifier le ou les peintres qui se cachent sous ce personnage de Proust que l’on suit d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs (où il apparaît pour la première fois, en son atelier de Balbec) jusqu’au Temps retrouvé.
La première clef consiste à voir dans le nom même d’Elstir la contraction des noms de deux peintres contemporains – au moins pour partie – de Proust : Helleu et Whistler. Sans être infondée ou improbable, cette interprétation rencontre une limite s’agissant du peintre américain : si celui-ci a étudié à Paris et fait le portrait de Robert de Montesquiou – un des modèles supposés de Charlus –, il a passé le plus clair de son temps à Londres.
Du côté de Paul-César Helleu, le lien avec Elstir semble moins incertain, par ses attaches parisiennes et son goût pour la Normandie, mais aussi par l’amitié qui liait le peintre à Proust, au point que le visage de celui-ci sur son lit de mort fut dessiné à la pointe sèche par celui-là. Céleste Albaret a témoigné de la proximité entre les deux hommes dans les délicieux souvenirs qu’elle a laissés sur ses années passées auprès de « Monsieur Proust ».
Par le témoignage de sa gouvernante, on sait combien Proust aimait l’œuvre de Helleu et, spécialement, cette palette claire qui donne à ses portraits de femmes une beauté si particulière. Il y a dans La Prisonnière un jugement sur certains tableaux d’Elstir (« la beauté de blancs monuments que prennent des corps de femmes assis dans la verdure ») qui pourrait parfaitement s’appliquer à ceux de Helleu. Un rapprochement est même fait entre les deux peintres – dans Sodome et Gomorrhe – par un salonnard qui pousse la comparaison jusqu’à la formule insolite du « Watteau à vapeur ».
Pourtant, la clef que constituerait Helleu n’est pas tout à fait satisfaisante. Certes, le portrait physique que donne le Narrateur d’Elstir (« un homme de grande taille, très musclé, aux traits réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur restait fixé avec application dans le vide ») correspond assez bien aux traits de l’ami peintre de Proust ; mais précisément, comment cette amitié, sincère et profonde, aurait-elle pu inspirer à Proust, même sous le couvert de la fiction, un portrait moral aussi contrasté que celui qui se dessine dans la Recherche ?
Elstir y apparaît comme un peintre tour à tour mondain (passé par le salon de Madame Verdurin), farceur (affublé à cause de cela du surnom ridicule de « Biche » ou « Tiche ») et pourtant visionnaire (en tant qu’il est capable de révéler certaines lois cachées de la perspective et dont les peintures sont comparées aux « images lumineuses d’une lanterne magique »). Ironie ou non, le Narrateur lui reconnaît même le pouvoir démiurgique de recréer le monde en ôtant aux choses le nom que Dieu le Père leur a donné ou en leur en donnant un autre.
Au reste, d’autres indices semés par l’écrivain dans son texte ne permettent pas de confirmer l’hypothèse « Helleu ». Sans doute les marines de ce peintre se caractérisent-elles par la suppression de la démarcation entre terre et mer qu’évoque le Narrateur au sujet d’un tableau d’Elstir représentant le port de Carquethuit ; mais cette caractéristique, qui est celle de l’impressionnisme dans le fond, pourrait tout aussi bien voire mieux encore appartenir à une œuvre de Whistler ou de Monet. Quant au tableau exposé chez le duc de Guermantes qui représente une fête au bord de l’eau, avec les différents reflets miroitant dans la lumière d’un après-midi, il paraît plus proche d’un Manet ou d’un Renoir.
Reste le cas de Madame Elstir, l’épouse du peintre qui est regardée comme un modèle d’élégance par Albertine au point de troubler le Narrateur (en raison de ces robes « qui passaient inaperçues aux yeux de quelqu’un qui n’avait pas le goût sûr et sobre des choses de la toilette ») et qui présente quelques similitudes dans ses apparences avec Madame Helleu, l’épouse du peintre du même nom pour laquelle Proust éprouvait affection et admiration.
Que retenir donc de tout cela ? Il est assez probable que Proust ait pensé à Helleu pour la composition d’Elstir sur certains points ; mais il y a mis bien d’autres éléments, moins identifiables ou plus composites, selon un procédé de synthèse qu’il a également utilisé pour l’élaboration d’autres personnages, à commencer par ces autres figures symboliques, sinon allégoriques, que sont Bergotte et Vinteuil, et avec lesquels Elstir forme une sainte trinité laïque de la création.
13:20 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : proust, helleu