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vendredi, 08 août 2008

Chardonne, plus moraliste que romancier

Les romans de Chardonne contiennent toujours des phrases qui sont des réflexions ou des sentences morales. Il suffirait de mettre les unes et les autres bout à bout pour en faire, mieux qu'une œuvre à part entière, un traité de morale pratique. Du reste, Chardonne s'est essayé à le faire lui-même en recueillant des pensées inédites ou extraites de ses livres précédents dans L’Amour, c’est beaucoup plus que l’amour. On trouve dans cette œuvre fragmentaire et néanmoins délicate, parfois même poétique, de jolis mots sur l'amour, la vie et la sagesse. Ces trois thèmes ou au moins deux d'entre eux peuvent être réunis en un paragraphe unique comme ici : « Pour être heureux par l'amour, il faut une certaine sagesse ; il faut aussi une certaine sagesse pour se passer de l'amour. C'est la même. »

De tous les livres de Chardonne, il s'en trouve un pourtant qui tient à la fois du récit et du recueil. Eva ou le Journal interrompu est, plus qu’un roman, un journal de pensées. Par moments, il ressemble à un petit traité sur le style. On y trouve par exemple cet avertissement que Chardonne, adepte du dépouillement, paraît s’adresser à lui-même : « Enoncer trop simplement ses idées risque de les faire passer pour négligeables. C’est une faute de style. » Il recommande pourtant « ce style modeste et strict, qui seul conserve à travers les âges une pensée vive. » Mais le roman contient aussi des réflexions morales au détour d'une considération sur l'écriture : « Il ne faut pas juger l’homme sur ses écrits désespérés. En fait, la vie est assez plate et nous sommes tous à peu près heureux, sauf quelques malades. » Eva dépasse Claire ou Les Destinées sentimentales pour la sagesse de l'amour et égale parfois L'Amour, c'est beaucoup plus que l'amour pour l'amour de la sagesse.

15:21 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : chardonne, moralistes

mardi, 15 juillet 2008

Quignard, prophète d'un passé perdu

Les Paradisiaques forment le quatrième volume de ce cycle sans fin possible, semblable à aucun autre, qu’est Le Dernier Royaume. Une œuvre totale plus qu’une œuvre fragmentaire, où l’aphorisme voisine avec le poème, le conte avec le commentaire, et dont l’objet principal est la quête de ce Premier Royaume qui a tout précédé. Quignard part de quelques intuitions empruntées à d’autres qu’il fait siennes en les développant magnifiquement : un Jadis a existé avant le temps (saint Bernard) ; la ressemblance n’existe pas en soi (Lévi-Strauss) ; la littérature s’adresse à la voix de gorge (Malraux). A ces intuitions, il en ajoute d’autres : l’eau nous relie au premier monde ; le monde interne se développe dans un autre monde ; les lieux nous déterminent plus que les gens ; et de tout cela, il fait une belle vision du monde et une œuvre unique. Mieux, il se fait le prophète d'un passé perdu.

20:48 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : quignard

mardi, 12 décembre 2006

La bonne fortune de Zweig

Zweig n’a rien pour intéresser nos contemporains. C’est un auteur subtil, spirituel, mais aussi sensible et sentimental. Le monde aristocratique qu’il décrit est oisif, veule, obscurément tourmenté, aimablement désuet. C’est un monde de conventions et de sentiments faits pour les délicats et les privilégiés.

Comment expliquer alors la fortune persistante de Zweig en des temps voués à la dérision et à la vulgarité ? Comment expliquer l’étonnante indulgence des critiques et l’engouement jamais démenti des lecteurs ? Les premiers, jamais en mal de bons sentiments, en dépit des apparences, pensent peut-être, sans pouvoir s’en détacher, à la fin tragique de Zweig ; les seconds, souvent de jeunes bourgeoises, il faut bien le reconnaître, rendent hommage au sentimentalisme et à la mièvrerie de ses nouvelles.

Si l’on veut bien les comparer, Zweig semble avoir quelques avantages sur Proust. Tous deux peignent une société perdue ou en perdition. Tous deux ont le goût et les raffinements d’une aristocratie à laquelle ils n’appartiennent pas. Mais à défaut de génie, Zweig continue d’avoir les faveurs d’un public qu’on ne trouve pas aussi nombreux et juvénile du côté de Proust. L’Autriche crépusculaire de l’un a peut-être plus de charme que les grands salons parisiens de l’autre. Mais la raison, l’inavouable raison est ailleurs : Zweig est plus bref que Proust.

14:40 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : zweig, proust

mardi, 28 novembre 2006

Mann vs Jünger

C’est notamment dans leurs rapports avec l'Allemagne que Thomas Mann et Ernst Jünger s’opposent. Mais l’enracinement n’est pas chez celui que l’on croit, ni à l’inverse le déracinement ou, pour être plus exact, le détachement.

Chez Mann, il y a l’ambition, mimétiquement goethéenne, d’appréhender le monde dans sa totalité, mais à travers un prisme avant tout germanique. Il n’a ni l’encyclopédisme ni l’universalisme d’un Goethe encore marqué par le Siècle des Lumières. Le nationalisme culturel du jeune Nietzsche et du Wagner mûr à l’école duquel il s’est formé continue de le marquer jusqu’à la fin. Le Mann de la maturité a beau vouloir s’en arracher après La Montagne magique, il y revient par des moyens détournés, malgré Joseph et ses frères, en évoquant le sombre et symbolique destin d’un musicien allemand (Docteur Faustus) ou en reprenant, plus ironiquement, le personnage d’un aigrefin dans l’Allemagne industrieuse d’avant la Grande Guerre (Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull). Au fond, son œuvre qui demeure introspective n’en finit pas de sonder l’âme allemande.

Mann a certes sur Jünger cette supériorité d'être, dans la lignée de Goethe et de Fontane, l’Ecrivain allemand du XXe siècle ; mais il a aussi cette infériorité de ne pouvoir s’élever au-dessus de l’esprit allemand, à force de vouloir l’incarner, et d’être par conséquent moins goethéen, moins apollinien, moins serein que le Jünger des Chasses subtiles ou de L’Auteur et l’écriture. Après une rupture par étapes avec son premier conservatisme, entre 1922 et 1933, Mann se veut libéral et progressiste, à l’image du Settembrini de La Montagne magique ; mais pendant son exil américain, et jusqu'à sa mort en Suisse en 1955, il a paradoxalement plus de mal que Jünger, lui aussi passé par le nationalisme, à se défaire de l’Allemagne, à se libérer de ses mythes et de ses démons.

Le Jünger d’après-guerre au contraire, entre la figure du Rebelle et celle de l'Anarque, s’impose comme un maître de la marge et du détachement, adoptant avec ironie le point de vue de Sirius sur son époque, annonçant avec clairvoyance l’avènement d’un Etat universel en même temps que le règne des titans. Le paradoxe veut que le conservatisme, qui perdure chez le dernier Mann à travers son rapport intime avec l'Allemagne, se situe en marge de la nation chez le Jünger de la maturité. Sans doute ne faut-il pas être dupe d’un retrait tactique de la politique, lié au désenchantement d’une Allemagne diminuée, encore divisée et occupée. Il n’y en a pas moins chez Jünger, plus que chez Mann, la possibilité d’un détachement, sinon d’un dépassement, de la nation par le recours à la nature, par le refuge dans l’être et non seulement dans le savoir.

23:55 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : conservatisme, mann, jünger

mercredi, 01 novembre 2006

Svevo ou l'ironie du désespoir

Italo Svevo a choisi l'ironie lorsqu'il a compris qu'il ne serait pas le grand auteur classique qu'il rêvait d'être ; mais l'ironie de l'histoire littéraire a voulu qu'il devienne, par l'onction de Joyce, un moderne classique.

Avant son maître livre, La Conscience de Zeno, Svevo a composé ses deux premiers romans, Une vie et Senilità, dans le respect au moins apparent des règles classiques. Sans doute y avait-il chez lui l’intention de repousser les limites du roman d’analyse ; mais l’univers romanesque du premier Svevo, même empreint d’un pessimisme schopenhauerien, n’échappait pas à certaines conventions narratives de la littérature bourgeoise de la fin du XIXe siècle.

Le classicisme l’a conduit à l’échec, lequel l’a éloigné de la littérature pendant deux décennies. Il y est revenu avec le désenchantement de l’âge et la distance ironique qu’il faut aux innovations tranquilles. Car La Conscience de Zeno en fut une à son époque, tenant moins à l’entrée de la psychanalyse dans le roman qu’à l’évanescence du sujet romanesque. Cette évanescence fait à la fois le prix et la drôlerie du livre.

Chez Svevo, n’en déplaise aux esprits chagrins, l’ironie est première. C’est elle qui donne au personnage de Zeno son inconsistance, donc son charme. On s’en convaincra en songeant que la grande affaire de Zeno, le double littéraire de Svevo, est d’arrêter de fumer. Toute l’ironie du roman est là, et elle se retrouve dans une drolatique sélection de la correspondance de Svevo, parue posthumément sous le titre : Dernières cigarettes.

Zeno, comme Svevo lui-même, n’en finit pas de fumer sa dernière cigarette. Le manque de volonté conduit ce Sisyphe de la cigarette au mariage avec une femme qu’il n’aime pas. L’infidélité, au lieu de le délivrer de son tabagisme compulsif, lui révèle un autre mal, plus profond. Ce mal, fait d’une insatisfaction permanente, se manifestant par un étrange boitillement, le mène chez un analyste. Mais le traitement analytique - que le roman, loin de célébrer, tourne en dérision - se révèle pis que le mal.

Zeno en vient à considérer la maladie comme l’état normal de la vie. Son point de vue est entre Schopenhauer et Knock : il y a en chaque homme un malade qui doit s’accepter comme tel pour vivre normalement. La bonne santé n'existe pas ; seule la maladie détermine et distingue les êtres. L'humanité se partage ainsi entre le goitre et l'œdème. Telle est la summa divisio à laquelle arrive Zeno, en se rangeant dans la seconde catégorie.

Finalement, Zeno se sent guéri parce qu’il se sait malade. Mieux que son analyste, il comprend que son mal est celui de l’homme moderne, coupé de ses racines, oublieux de la bête qui est en lui. L’homme n’est plus qu’un " animal actif et triste ", condamné au mal-être par une civilisation technicienne qui abolit certaines lois de la nature. A moins qu’un grand cataclysme, ironiquement espéré par Svevo ou Zeno, ne l’en sauve.

10:40 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : ironie, svevo

mardi, 10 octobre 2006

Un grand moraliste : Nicolás Gómez Dávila

Son nom n'est pas encore illustre, mais il le devient. Gómez Dávila s'impose peu à peu, au rythme des traductions, comme le grand moraliste qu'il est et non seulement comme le doctrinaire de la Réaction qu'il paraît être.

Moraliste, il l’est par le style, par le recours quasi exclusif à la forme brève, à la maxime et à la sentence. Il l’est aussi par l’esprit, par l’acuité du regard sur la société des hommes, par le souci de mettre à nu la vertu. Il se distingue néanmoins d’un La Rochefoucauld en s’attaquant, non à la vieille vertu, mais à la nouvelle, liée à l’esprit démocratique. Derrière elle, il voit les vices ordinaires qui font les révolutions comme l’envie, la jalousie et le ressentiment. Ainsi note t-il, comme eût pu le faire Rivarol : « Le révolutionnaire est, en fin de compte, un individu qui n’ose pas chaparder tout seul. »

Réactionnaire, Gómez Dávila l’est sans doute, encore que le titre choisi pour la traduction française d’un recueil de ses scolies, Le Réactionnaire authentique, l’enferme par trop dans une catégorie politique. C’est avant tout en croyant qu’il pourfend la modernité et tout ce qui lui fait suite : le postulat de l’égalité, l’idéologie du progrès, le système démocratique (cf. Les Horreurs de la démocratie). Tout cela pour lui procède de l’idée, fausse, qu’il puisse y avoir une solution humaine au problème de l’homme. La solution ne peut être que métaphysique, impliquant la réintroduction d’une transcendance dans l’ordre politique.

La posture réactionnaire de Gómez Dávila n’en fait pas un doctrinaire. Il condamne les désordres modernes plus qu’il ne prône un retour à l’ordre ancien. Croit-il seulement à ce retour ? Il y a chez lui de la nostalgie plus que de l’espérance, et certainement pas une théologie politique aussi élaborée que chez Donoso Cortés. Ce serait même lui faire injure que de la chercher, sa pensée refusant, par le choix de l’aphorisme, toute systématique, même si parfois elle n’échappe pas à l’esprit de système. Ainsi lorsqu’il trouve à la gauche les défauts les plus absurdes.

L’ironiste néanmoins l’emporte sur le partisan, et le moraliste sur le croyant. Même sous le catholique anti-conciliaire perce un secret scepticisme : « Sans le sourire du sceptique, écrit-il, la métaphysique débouche sur des spéculations gnostiques. » Son catholicisme est une esthétique qu’il oppose à un « christianisme adultéré en manuel de recettes éthiques », rejoignant ainsi la critique nietzschéenne de la moraline et du mol humanitarisme. Il y a en lui du libre-penseur, du libre-croyant à l’intérieur de l’Eglise. Il voit assez finement dans l’orthodoxie « la tension entre deux hérésies » et s’autorise une belle irrévérence en soupçonnant tout ecclésiastique de « confondre le blasphème avec le coup d’épingle qui dégonfle sa suffisance. »

Gómez Dávila est bien un fin moraliste, un penseur subtil sous des dehors intransigeants. Il est croyant, mais aussi sceptique ; nostalgique, mais aussi lucide. Le monde qu’il vitupère, il le comprend mieux que quiconque. La meilleure preuve de sa pénétration est encore dans cette formule qui pourrait être de Cioran : « L’ennui est le vestige de la transcendance disparue. »

samedi, 15 avril 2006

La bile jubilatoire de Jean Clair

Il ne faut pas s’effrayer du titre du dernier livre de Jean Clair. Il n’est rien de plus jubilatoire que son Journal atrabilaire. Une langue riche et savoureuse, des notations mordantes, parfois précieuses, rarement convenues, révèlent un authentique écrivain.

Le jugement de Clair sur l’époque a beau être sévère, implacable même, il ne s’interdit pas de sourire. Il a l’ironie d'un professeur de bon goût qui distribue mauvaises notes et zéros pointés. Toutefois, il n'est pas que dans la posture du vieux con en chaire, de l'érudit mauvais coucheur. Il se montre sensible à l’évocation du milieu modeste d’où il vient. Sous la cuirasse de l'homme établi, perce une émotion sincère, désespérée : celle de voir s'effondrer le monde où, jeune, il rêvait de s'élever.

Rien de contemporain ne trouve grâce à ses yeux. La modernité n’est pas honnie, seulement la contemporanéité. Mais tout y passe : l’omniprésence du bruit, la tonitruance du téléphone portable, l’invasion du tag, la vacuité de la télévision, la désodorisation du corps, la désarticulation de la langue, la dégradation physique de la France. Même les musées se mettraient à ressembler à des cénotaphes. Tel est le sombre tableau de l’époque peint, sur le mode impressionniste, par un mélancolique plus près de la bile que du spleen.

On y trouve quelques touches claires néanmoins : le voyage en avion, qui évoquerait le désert des ermites, et le voile musulman, qui contrebalancerait la tyrannique impudeur d’aujourd’hui tout en rappelant l’innocent fichu d’autrefois. Mais Clair n’est-il pas là dans le paradoxe ou la naïveté ? On en vient à se demander s’il n’est pas seulement dans une posture bilieuse ou s’il n’en reste pas, comme certains réactionnaires de papier, à la prémisse pour s’éviter de conclure.

00:00 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : réactionnaires, clair, mélancolie

lundi, 27 février 2006

Pessoa, philosophe ou mystique caché

Pessoa n’est pas seulement poète, il est aussi philosophe. Mais il l’est par le regard, non par le discours. Comme tous les grands écrivains du moi, il rejoint la philosophie par l’introspection. Qu’elle soit en vers ou en prose, son œuvre n’est que cela au fond. Partant du moi, Pessoa explore toutes les profondeurs de la réalité extérieure comme intérieure. La difficulté d’identifier sa vision du monde tient à la multiplicité des identités et des points de vue qu’il aime à adopter. A s’en tenir au livre de sa vie et à quelques textes d’esprit philosophique, il semble que Pessoa soit partagé entre deux tendances contradictoires : l’aristocratisme et le nihilisme.

Il y a du Nietzsche portugais en Pessoa. Soares, son double littéraire du Livre de l’intranquillité, adopte le point de vue d’un clinicien tout en regrettant le temps des hommes supérieurs. La civilisation lui paraît malade, empoisonnée par l’aversion pour l’action, qui a entraîné l’abstention des âmes nées pour commander. Son modèle de noblesse a nom Chateaubriand tandis qu’Hugo est à ses yeux une âme médiocre, enflée par le vent du temps. Mais il voit bien que l’activité supérieure de l’âme n’est plus à l’honneur - c’est l’activité inférieure qui domine à travers le mauvais romantisme et la démocratie moderne. Il n’a que mépris pour les doux rêveurs, qu’ils soient socialistes ou humanitaristes ; à tout prendre, il serait d’un anarchisme paradoxal, d’essence conservatrice, à l’instar du Banquier anarchiste. Pessoa a parfois les accents de Nietzsche, qu’il ne cite jamais pourtant. Mais il ne le rejoint que par la négation, non par l’affirmation. Car pour l’affirmation, celle de son dégoût de la vie, il est à son opposé.

Chez Pessoa, même caché derrière Soares, il y a comme chez Nietzsche d’apparentes contradictions qui tiennent à l’ambivalence ou à la supériorité du point de vue. Ainsi trouve t-on à la fois le goût et le dégoût de la vie, la nostalgie et le dédain de l’action, l’exercice et le rejet de l’introspection, la célébration et la démystification du moi. Tout se ramène à une critique de la civilisation moderne, au constat d’une décadence qui est à la fois dénoncée et assumée. Et comme il se doit, cette décadence appelle une nouvelle morale aristocratique consistant pour Pessoa-Soares, non en l’affirmation de la vie, ni en la transmutation de toutes les valeurs, mais en l’édiction d’un code d’inertie, en l’érection d’un modèle d’indifférence.

Sous le masque de Soares, Pessoa rappelle moins Nietzsche ou même Kafka qu’il n’annonce Cioran. Sa philosophie de la négativité tient en un triptyque quasi cioranien avant la lettre : « Penser, c’est ne pas savoir exister » ; « Exister, c’est nier » ; « Comprendre, c’est détruire ». Avant même le Sartre de La Nausée, il y a une réduction de l’existence à la conscience d’exister, et de la conscience d’exister à l’appréhension d’un être troué de néant. Roquentin n’est pas loin dans la profession de foi nihiliste de Soares : « Je cultive la haine de l’action comme une fleur de serre. Je me flatte moi-même de ma dissidence envers la vie. » Mais par la névrose plus encore que par la nausée existentielle, Pessoa-Soares pourrait être le père de Cioran : « Au point de vue psychiatrique, je suis un hystéro-neurasthénique […]. » C’est à se demander s’il n’y a pas une ascendance bien réelle dans l'ordre de l'esprit. Qu’on en juge : « mon dédain somnole, bien enveloppé dans la longue capote de mon abattement. » Ou encore : « La vie est une hésitation entre une exclamation et une interrogation. Dans le doute, il y a un point final. » C’est à s’y tromper.

Pessoa et Cioran se retrouvent encore dans l’idée du suicide. Celle idée, sans être dite, traverse, habite secrètement Le Livre de l’intranquillité. Passée de l’implicite à l’explicite, elle devient même le sujet principal de L’Education du stoïcien. Le testament du Baron de Teive dont il s’agit n’est évidemment pas qu’une fiction ; c’est la confession symbolique de l’écrivain inaccompli que Pessoa pense être lui-même, voué au fragment, condamné à la dispersion. Il se donne pourtant de belles raisons : le rêve est supérieur à l’action, et la promesse toujours plus grande que l’accomplissement. Il invoque aussi une raison historique : il est d’une génération qui a perdu la foi dans les dieux des religions antiques et dans ceux des irréligions modernes. Il ne croit ni en la Vierge Marie ni en l’électricité.

En vérité, Pessoa n’est pas plus stoïcien que Cioran. L’idée du suicide ne suffit pas à faire de son nihilisme un stoïcisme, d’autant moins qu’il ne fera pas le choix du suicide ultimement. Il ne semble même pas qu’il soit dans un complet nihilisme. D’autres « hétéronymes » imaginaires donnent une image plus complexe du vrai Pessoa : ainsi Ricardo Reis, qui professe un mélange de stoïcisme et d’épicurisme, ou encore le moins connu Antonio Mora, qui est un chrétien gnostique. Ce dernier éclaire d’un autre jour le Soares du Livre de l’intranquillité, à qui semble échapper le réel comme il lui échappe. Dans cet observateur impuissant de la vie, il n’y a peut-être qu’un mystique en rupture avec l’Eglise qui, sans le dévoiler, connaît le sens caché du monde.

vendredi, 03 février 2006

De l'importance des fréquentations

La Rochefoucauld voit le vice derrière la vertu, Vauvenargues la passion derrière la raison, Chamfort le règne de l’opinion derrière la règle sociale. Quoi de plus naturel ? Le premier a fréquenté la cour, le deuxième les casernes, le troisième les cafés.

vendredi, 27 janvier 2006

L'Abbé Mugnier ou la Mémoire des lettres

L’abbé Mugnier est surtout connu pour avoir converti Huysmans au catholicisme. La première chose que nous apprend son journal, c’est que l’auteur d’En route s’est converti tout seul ; il a même choisi une voie traditionaliste, rigoriste, intransigeante qui ne fut pas du goût de l’abbé. C’est l’étonnante confession d’un homme d’église qu’on aurait pu croire réactionnaire et qui se révélerait presque progressiste.

Certes, il fréquente les salons, les nobles dames, la haute société de son temps. C’est là que l’« aumônier général de nos lettres » (la formule est de Maurras) rencontre les écrivains qui comptent, et les plus grands défilent dans son journal. Mais il peut avoir la plume cruelle lorsqu’il évoque ces gens du monde qui « consacrent le vide et l’ennui, et l’inertie en mettant sur tout cela l’étiquette divine. »

Ses mots les plus durs, il les réserve aux figures d’une droite nationaliste qui, sous le seul rapport de la morale, lui paraît à l’opposé du christianisme. A Maurras et Daudet (Léon), il reproche l’outrance, la manie de l’insulte, l’invective de système  ;  à Barrès, qui reste pour lui un modèle d'écrivain, son bellicisme sans nuances pendant la Grande Guerre. Le nationalisme intégral, le parti de la guerre, tout cela le heurte profondément. Il en viendrait même à regretter d’avoir été catholique trop tôt, par le milieu, et de n’avoir pas eu, comme Péguy, une jeunesse socialiste.

Que l'on se rassure néanmoins : l’abbé Mugnier parle de la gauche avec la magnanimité qu’on peut avoir pour un adversaire. Tout modéré qu’il soit, il reste attaché à un milieu conservateur qu’il esquinte sans le quitter. Au fond, il est trop mélancolique pour être progressiste. Chateaubriand est son dieu pour les lettres. L’abbé lui consacre les plus belles pages de son journal. Le lecteur fervent, qui à l’occasion se fait pèlerin à Combourg, peut se faire aussi métahistorien des lettres : « Chateaubriand a prolongé le crépuscule des dieux, il a retardé le lever définitif de la raison en faisant raconter à la lune son grand secret de mélancolie […]. »

Aucun écrivain n’égale pour lui l'auteur des Mémoires d'outre-tombe. Il peut avoir pour ses contemporains de l’affection, de l’amitié même, plus rarement de l’admiration. Même son admiration n’est jamais pure, jamais entière - mais peut-on admirer complètement les gens qu'on fréquente ? Proust reste insaisissable, Mauriac impénétrable, Maritain trop intellectuel. Drieu est seulement aimable ; Montherlant ne l'est même pas. Valéry apparaît comme un oracle de salon. Quant à Cocteau, il a beau avoir tous les talents, a-t-il seulement du génie ?

Comme on le voit, l’abbé Mugnier n’est pas un esprit bonasse, il a de la fermeté d'âme et de jugement ; mais il reste un petit Saint-Simon en soutane qui, tout en jugeant sévèrement les écrivains de son temps, vend ses indulgences aux dames du monde.

12:05 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : chateaubriand