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vendredi, 18 novembre 2022

Qui se cache derrière Elstir ?

Elstir est le peintre emblématique d’A la recherche du temps perdu comme Bergotte en est l’écrivain et Vinteuil le compositeur. Il est bien des clefs possibles pour identifier le ou les peintres qui se cachent sous ce personnage de Proust que l’on suit d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs (où il apparaît pour la première fois, en son atelier de Balbec) jusqu’au Temps retrouvé.

La première clef consiste à voir dans le nom même d’Elstir la contraction des noms de deux peintres contemporains – au moins pour partie – de Proust : Helleu et Whistler. Sans être infondée ou improbable, cette interprétation rencontre une limite s’agissant du peintre américain : si celui-ci a étudié à Paris et fait le portrait de Robert de Montesquiou – un des modèles supposés de Charlus –, il a passé le plus clair de son temps à Londres.

Du côté de Paul-César Helleu, le lien avec Elstir semble moins incertain, par ses attaches parisiennes et son goût pour la Normandie, mais aussi par l’amitié qui liait le peintre à Proust, au point que le visage de celui-ci sur son lit de mort fut dessiné à la pointe sèche par celui-là. Céleste Albaret a témoigné de la proximité entre les deux hommes dans les délicieux souvenirs qu’elle a laissés sur ses années passées auprès de « Monsieur Proust ».

Par le témoignage de sa gouvernante, on sait combien Proust aimait l’œuvre de Helleu et, spécialement, cette palette claire qui donne à ses portraits de femmes une beauté si particulière. Il y a dans La Prisonnière un jugement sur certains tableaux d’Elstir (« la beauté de blancs monuments que prennent des corps de femmes assis dans la verdure ») qui pourrait parfaitement s’appliquer à ceux de Helleu. Un rapprochement est même fait entre les deux peintres dans Sodome et Gomorrhe par un salonnard qui pousse la comparaison jusqu’à la formule insolite du « Watteau à vapeur ».

Pourtant, la clef que constituerait Helleu n’est pas tout à fait satisfaisante. Certes, le portrait physique que donne le Narrateur d’Elstir (« un homme de grande taille, très musclé, aux traits réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur restait fixé avec application dans le vide ») correspond assez bien aux traits de l’ami peintre de Proust ; mais précisément, comment cette amitié, sincère et profonde, aurait-elle pu inspirer à Proust, même sous le couvert de la fiction, un portrait moral aussi contrasté que celui qui se dessine dans la Recherche ?

Elstir y apparaît comme un peintre tour à tour mondain (passé par le salon de Madame Verdurin), farceur (affublé à cause de cela du surnom ridicule de « Biche » ou « Tiche ») et pourtant visionnaire (en tant qu’il est capable de révéler certaines lois cachées de la perspective et dont les peintures sont comparées aux « images lumineuses d’une lanterne magique »). Ironie ou non, le Narrateur lui reconnaît même le pouvoir démiurgique de recréer le monde en ôtant aux choses le nom que Dieu le Père leur a donné ou en leur en donnant un autre.

Au reste, d’autres indices semés par l’écrivain dans son texte ne permettent pas de confirmer l’hypothèse « Helleu ». Sans doute les marines de ce peintre se caractérisent-elles par la suppression de la démarcation entre terre et mer qu’évoque le Narrateur au sujet d’un tableau d’Elstir représentant le port de Carquethuit ; mais cette caractéristique, qui est celle de l’impressionnisme dans le fond, pourrait tout aussi bien voire mieux encore appartenir à une œuvre de Whistler ou de Monet. Quant au tableau exposé chez le duc de Guermantes qui représente une fête au bord de l’eau, avec les différents reflets miroitant dans la lumière d’un après-midi, il paraît plus proche d’un Manet ou d’un Renoir.

Reste le cas de Madame Elstir, l’épouse du peintre qui est regardée comme un modèle d’élégance par Albertine au point de troubler le Narrateur (en raison de ces robes « qui passaient inaperçues aux yeux de quelqu’un qui n’avait pas le goût sûr et sobre des choses de la toilette ») et qui présente quelques similitudes dans ses apparences avec Madame Helleu, l’épouse du peintre du même nom pour laquelle Proust éprouvait affection et admiration.

Que retenir donc de tout cela ? Il est assez probable que Proust ait pensé à Helleu pour la composition d’Elstir sur certains points ; mais il y a mis bien d’autres éléments, moins identifiables ou plus composites, selon un procédé de synthèse qu’il a également utilisé pour l’élaboration d’autres personnages, à commencer par ces autres figures symboliques, sinon allégoriques, que sont Bergotte et Vinteuil, et avec lesquels Elstir forme une sainte trinité laïque de la création.

13:20 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : proust

jeudi, 27 juin 2019

A propos du charme de Modiano

Modiano charme par son rapport au temps, fait de nostalgie et de regret, qui, nonobstant la question de la double identité, est plus universel que particulier dans le fond. L’origine de son succès et même de son statut – certes pas usurpé, mais quelque peu gonflé – de classique contemporain ne s’explique pas autrement. D’autant que sa sensibilité délicate et névrotique à la fois s’exprime dans un style simple, presque naïf, pour ne pas dire sans relief, au contraire de celui de Balzac ou de Proust, qui ont donné de plus belles pages sur l’irréversibilité ou la fuite du temps.

13:47 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : modiano, balzac, proust

mardi, 12 décembre 2006

La bonne fortune de Zweig

Zweig n’a rien pour intéresser nos contemporains. C’est un auteur subtil, spirituel, mais aussi sensible et sentimental. Le monde aristocratique qu’il décrit est oisif, veule, obscurément tourmenté, aimablement désuet. C’est un monde de conventions et de sentiments faits pour les délicats et les privilégiés.

Comment expliquer alors la fortune persistante de Zweig en des temps voués à la dérision et à la vulgarité ? Comment expliquer l’étonnante indulgence des critiques et l’engouement jamais démenti des lecteurs ? Les premiers, jamais en mal de bons sentiments, en dépit des apparences, pensent peut-être, sans pouvoir s’en détacher, à la fin tragique de Zweig ; les seconds, souvent de jeunes bourgeoises, il faut bien le reconnaître, rendent hommage au sentimentalisme et à la mièvrerie de ses nouvelles.

Si l’on veut bien les comparer, Zweig semble avoir quelques avantages sur Proust. Tous deux peignent une société perdue ou en perdition. Tous deux ont le goût et les raffinements d’une aristocratie à laquelle ils n’appartiennent pas. Mais à défaut de génie, Zweig continue d’avoir les faveurs d’un public qu’on ne trouve pas aussi nombreux et juvénile du côté de Proust. L’Autriche crépusculaire de l’un a peut-être plus de charme que les grands salons parisiens de l’autre. Mais la raison, l’inavouable raison est ailleurs : Zweig est plus bref que Proust.

14:40 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : zweig, proust