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lundi, 27 février 2006

Pessoa, philosophe ou mystique caché

Fernando Pessoa n’est pas seulement poète, il est aussi philosophe. Mais il l’est par le regard, non par le discours. Comme tous les grands écrivains du moi, il rejoint la philosophie par l’introspection. Qu’elle soit en vers ou en prose, son œuvre n’est que cela au fond. Partant du moi, Pessoa explore toutes les profondeurs de la réalité extérieure comme intérieure. La difficulté d’identifier sa vision du monde tient à la multiplicité des identités et des points de vue qu’il aime à adopter. A s’en tenir au livre de sa vie et à quelques textes d’esprit philosophique, il semble que Pessoa soit partagé entre deux tendances contradictoires : l’aristocratisme et le nihilisme.

Il y a du Nietzsche portugais en Pessoa. Soares, son double littéraire du Livre de l’intranquillité, adopte le point de vue d’un clinicien tout en regrettant le temps des hommes supérieurs. La civilisation lui paraît malade, empoisonnée par l’aversion pour l’action, qui a entraîné l’abstention des âmes nées pour commander. Son modèle de noblesse a nom Chateaubriand tandis qu’Hugo est à ses yeux une âme médiocre, enflée par le vent du temps. Mais il voit bien que l’activité supérieure de l’âme n’est plus à l’honneur - c’est l’activité inférieure qui domine à travers le mauvais romantisme et la démocratie moderne. Il n’a que mépris pour les doux rêveurs, qu’ils soient socialistes ou humanitaristes ; à tout prendre, il serait d’un anarchisme paradoxal, d’essence conservatrice, à l’instar du Banquier anarchiste. Pessoa a parfois les accents de Nietzsche, qu’il ne cite jamais pourtant. Mais il ne le rejoint que par la négation, non par l’affirmation. Car pour l’affirmation, celle de son dégoût de la vie, il est à son opposé.

Chez Pessoa, même caché derrière Soares, il y a comme chez Nietzsche d’apparentes contradictions qui tiennent à l’ambivalence ou à la supériorité du point de vue. Ainsi trouve t-on à la fois le goût et le dégoût de la vie, la nostalgie et le dédain de l’action, l’exercice et le rejet de l’introspection, la célébration et la démystification du moi. Tout se ramène à une critique de la civilisation moderne, au constat d’une décadence qui est à la fois dénoncée et assumée. Et comme il se doit, cette décadence appelle une nouvelle morale aristocratique consistant pour Pessoa-Soares, non en l’affirmation de la vie, ni en la transmutation de toutes les valeurs, mais en l’édiction d’un code d’inertie, en l’érection d’un modèle d’indifférence.

Sous le masque de Soares, Pessoa rappelle moins Nietzsche ou même Kafka qu’il n’annonce Cioran. Sa philosophie de la négativité tient en un triptyque quasi cioranien avant la lettre : « Penser, c’est ne pas savoir exister » ; « Exister, c’est nier » ; « Comprendre, c’est détruire ». Avant même le Sartre de La Nausée, il y a une réduction de l’existence à la conscience d’exister, et de la conscience d’exister à l’appréhension d’un être troué de néant. Roquentin n’est pas loin dans la profession de foi nihiliste de Soares : « Je cultive la haine de l’action comme une fleur de serre. Je me flatte moi-même de ma dissidence envers la vie. » Mais par la névrose plus encore que par la nausée existentielle, Pessoa-Soares pourrait être le père de Cioran : « Au point de vue psychiatrique, je suis un hystéro-neurasthénique […]. » C’est à se demander s’il n’y a pas une ascendance bien réelle dans l'ordre de l'esprit. Qu’on en juge : « mon dédain somnole, bien enveloppé dans la longue capote de mon abattement. » Ou encore : « La vie est une hésitation entre une exclamation et une interrogation. Dans le doute, il y a un point final. » C’est à s’y tromper.

Pessoa et Cioran se retrouvent encore dans l’idée du suicide. Celle idée, sans être dite, traverse, habite secrètement Le Livre de l’intranquillité. Passée de l’implicite à l’explicite, elle devient même le sujet principal de L’Education du stoïcien. Le testament du Baron de Teive dont il s’agit n’est évidemment pas qu’une fiction ; c’est la confession symbolique de l’écrivain inaccompli que Pessoa pense être lui-même, voué au fragment, condamné à la dispersion. Il se donne pourtant de belles raisons : le rêve est supérieur à l’action, et la promesse toujours plus grande que l’accomplissement. Il invoque aussi une raison historique : il est d’une génération qui a perdu la foi dans les dieux des religions antiques et dans ceux des irréligions modernes. Il ne croit ni en la Vierge Marie ni en l’électricité.

En vérité, Pessoa n’est pas plus stoïcien que Cioran. L’idée du suicide ne suffit pas à faire de son nihilisme un stoïcisme, d’autant moins qu’il ne fera pas le choix du suicide ultimement. Il ne semble même pas qu’il soit dans un complet nihilisme. D’autres « hétéronymes » imaginaires donnent une image plus complexe du vrai Pessoa : ainsi Ricardo Reis, qui professe un mélange de stoïcisme et d’épicurisme, ou encore le moins connu Antonio Mora, qui est un chrétien gnostique. Ce dernier éclaire d’un autre jour le Soares du Livre de l’intranquillité, à qui semble échapper le réel comme il lui échappe. Dans cet observateur impuissant de la vie, il n’y a peut-être qu’un mystique en rupture avec l’Eglise qui, sans le dévoiler, connaît le sens caché du monde.

vendredi, 27 janvier 2006

L'Abbé Mugnier ou la Mémoire des lettres

L’abbé Mugnier est surtout connu pour avoir converti Huysmans au catholicisme. La première chose que nous apprend son journal, c’est que l’auteur d’En route s’est converti tout seul ; il a même choisi une voie traditionaliste, rigoriste, intransigeante qui ne fut pas du goût de l’abbé. C’est l’étonnante confession d’un homme d’église qu’on aurait pu croire réactionnaire et qui se révélerait presque progressiste.

Certes, il fréquente les salons, les nobles dames, la haute société de son temps. C’est là que l’« aumônier général de nos lettres » (la formule est de Maurras) rencontre les écrivains qui comptent, et les plus grands défilent dans son journal. Mais il peut avoir la plume cruelle lorsqu’il évoque ces gens du monde qui « consacrent le vide et l’ennui, et l’inertie en mettant sur tout cela l’étiquette divine. »

Ses mots les plus durs, il les réserve aux figures d’une droite nationaliste qui, sous le seul rapport de la morale, lui paraît à l’opposé du christianisme. A Maurras et Daudet (Léon), il reproche l’outrance, la manie de l’insulte, l’invective de système  ;  à Barrès, qui reste pour lui un modèle d'écrivain, son bellicisme sans nuances pendant la Grande Guerre. Le nationalisme intégral, le parti de la guerre, tout cela le heurte profondément. Il en viendrait même à regretter d’avoir été catholique trop tôt, par le milieu, et de n’avoir pas eu, comme Péguy, une jeunesse socialiste.

Que l'on se rassure néanmoins : l’abbé Mugnier parle de la gauche avec la magnanimité qu’on peut avoir pour un adversaire. Tout modéré qu’il soit, il reste attaché à un milieu conservateur qu’il esquinte sans le quitter. Au fond, il est trop mélancolique pour être progressiste. Chateaubriand est son dieu pour les lettres. L’abbé lui consacre les plus belles pages de son journal. Le lecteur fervent, qui à l’occasion se fait pèlerin à Combourg, peut se faire aussi métahistorien des lettres : « Chateaubriand a prolongé le crépuscule des dieux, il a retardé le lever définitif de la raison en faisant raconter à la lune son grand secret de mélancolie […]. »

Aucun écrivain n’égale pour lui l'auteur des Mémoires d'outre-tombe. Il peut avoir pour ses contemporains de l’affection, de l’amitié même, plus rarement de l’admiration. Même son admiration n’est jamais pure, jamais entière - mais peut-on admirer complètement les gens qu'on fréquente ? Proust reste insaisissable, Mauriac impénétrable, Maritain trop intellectuel. Drieu est seulement aimable ; Montherlant ne l'est même pas. Valéry apparaît comme un oracle de salon. Quant à Cocteau, il a beau avoir tous les talents, a-t-il seulement du génie ?

Comme on le voit, l’abbé Mugnier n’est pas un esprit bonasse, il a de la fermeté d'âme et de jugement ; mais il reste un petit Saint-Simon en soutane qui, tout en jugeant sévèrement les écrivains de son temps, vend ses indulgences aux dames du monde.

12:05 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : chateaubriand