jeudi, 16 février 2023
De la civilisation à la décivilisation des mœurs
Nous savons au moins depuis la parution des œuvres de Norbert Elias que la civilisation est un processus et non seulement un état. A cet égard, La Civilisation des mœurs et La Société de cour demeurent des références indépassables.
Selon le grand sociologue allemand, l’histoire de l’Occident a été marquée, dès le bas Moyen Age, par un adoucissement progressif des mœurs grâce à la formation d’un monopole de la violence légitime entre les mains d’un Etat central et à l’établissement d’un code des bonnes manières.
La civilisation des mœurs n’est pas pour autant un processus à sens unique, suivant une logique irréversible et téléologique, puisqu’elle peut se retourner en un processus de décivilisation. Celui-ci se produit généralement en des temps tourmentés par une guerre civile ou une révolution de quelque nature qu’elle soit, y compris sous la forme durable d’un régime tyrannique.
La particularité de notre époque est que, sans révolution à proprement parler (même s’il existe à l’évidence une révolution des mentalités), les mœurs se dégradent au point qu’il n’est pas exagéré de parler d’une décivilisation rampante, sinon d’une barbarisation – même à bas bruit – au sens éliasien du terme (qu’il convient de réserver aux périodes de violence massive).
Cette décivilisation des mœurs se voit à travers toute une série de phénomènes distincts et néanmoins concomitants comme la dépréciation des valeurs classiques, l’appauvrissement de la langue écrite et parlée, la libération des émotions et la banalisation de l’impudeur ou encore la multiplication des cas de barbarie ordinaire.
Il se trouve naturellement des sophistes pour nier ou relativiser ces phénomènes en les inscrivant dans une histoire sociale longue, où l’expression d’une vitalité ou d’une violence spontanée, même sous le masque des rituels sociaux, serait une donnée permanente. En vérité, leur volonté de dénier toute forme d’affaissement ou de régression historique ne fait que les aveugler.
Il faut néanmoins reconnaître qu’une décivilisation des mœurs a de quoi surprendre en un temps où le mouvement de pacification sociale semble avoir atteint un point d’achèvement avec l’Etat de droit et les droits de l’homme. Mais la raison de ce paradoxe est peut-être à chercher dans ce qui, par comparaison avec les temps anciens, fait défaut aujourd’hui : l’autorité de l’Etat et le savoir-vivre.
L’autorité du droit ne suffit pas à assurer celle de l’Etat, et le vivre-ensemble ne remplace pas le savoir-vivre. Et ce d’autant moins qu’une dégradation des mœurs se produit parfois avec une tolérance coupable de la part de la société civile ou des autorités publiques contre toute idée de vie commune.
10:17 Publié dans Civilisation | Lien permanent | Tags : décivilisation, elias
lundi, 30 janvier 2023
La Phénoménologie de l'angoisse dans L'Eclipse d'Antonioni
Dès le générique, le ton est donné : une chanson légère au rythme endiablé des années 1960 cède la place à une musique atonale évoquant un carambolage. La discordance se poursuit en images : une longue scène silencieuse, de rupture en vérité, tout juste émaillée de quelques mots, se clôt par l’ouverture d’un rideau sur un château d'eau en forme de champignon atomique. L’étrangeté surgit après la banalité.
Le grand plasticien qu'est Antonioni fait de la philosophie en images dans un esprit assez proche de la phénoménologie, avec des regards ou des gestes plus qu'avec des mots. Mais son goût pour la peinture donne un traitement particulier du décor urbain qui tourne parfois à l'abstraction. Ainsi y a-t-il comme du Nicolas de Staël dans des plans cadrés sur des angles ou des pointes d’immeubles modernes.
Tout le film joue sur un perpétuel va-et-vient entre la quotidienneté absurde et néanmoins rassurante de la vie sociale et une angoisse sourde, profonde, de l'humanité, à la fois individuelle et collective. Depuis le Krach à la bourse de Rome jusqu’au risque de guerre atomique annoncé en caractères gras par L'Espresso, une menace plane sur un monde en crise qui est celle de l'anéantissement total.
00:14 Publié dans Kino | Lien permanent | Tags : antonioni, nicolas de staël
vendredi, 20 janvier 2023
La fin d'une grammaire commune
L'écriture dite « inclusive » repose fondamentalement sur une confusion du sexe et du genre grammatical. Celle-ci est entretenue par l'usage du mot « genre » dans le sens de « gender » qui est un effet de l'américanisation des esprits et qui fait désormais de la langue un enjeu idéologique. Et avec l'idéologie (l'histoire du XXe siècle l'a montré), il n'est pas de limite à la manipulation des mots et à la déformation de la langue.
A la différence d'autres précédents historiques, l'écriture inclusive n'est certes que la forme transgressive d'une grammaire alternative, mais avec tout de même ce résultat paradoxal (pour la prétendue inclusion) et désastreux (en pratique) qui est la fin d'une grammaire commune. Lorsque l'idéologie s'empare de la langue, la grammaire devient folle.
10:30 Publié dans Jeu de massacre | Lien permanent
mercredi, 04 janvier 2023
Une pensée pour Albert Camus
Que ce soit dans sa vie d’homme ou son œuvre d’écrivain, il est bien des idées, des images ou des leçons à retenir de lui. Un mot, pourtant, pourrait le résumer, c’est celui de gratitude. Au lieu de se laisser envahir par le ressentiment, Camus n’a jamais manqué une occasion de se montrer reconnaissant.
La reconnaissance, on la trouve au cœur de son œuvre où il rend hommage à ceux qui l’ont inspiré comme Jean Grenier (son ancien professeur de philosophie) dans L’Envers et l’Endroit, Kafka dans Le Mythe de Sisyphe ou encore Dostoïevski dans L’Homme révolté.
La reconnaissance, on la trouve aussi et surtout dans sa vie où, à des moments tout à fait essentiels sur le chemin de sa propre reconnaissance, il a cité ou mentionné tour à tour Gide, Malraux ou Montherlant.
La réception du Nobel de littérature fut, comme chacun sait, l’occasion de la gratitude exprimée à l’endroit de son ancien instituteur, Monsieur Germain, dans une lettre devenue fameuse par sa bouleversante simplicité, qui devrait être lue rituellement dans toutes les écoles de France.
Et que nous a laissé Camus après sa mort sinon le plus beau témoignage de reconnaissance qui soit, à l’égard d’un père, son propre père mort au champ d’honneur en 1914, dans ce roman posthume et désormais central parmi ses œuvres qu’est Le Premier Homme.
Au demeurant, s’il est un message à retenir de Camus, c’est celui qu’il a délivré dans son discours de Stockholm en 1957 et qui, avec l’évolution du monde (il faudrait plutôt parler de sa dégradation), est devenu comme un impératif moral pour toute l’humanité :
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »
Cette tâche dont parlait Camus est peut-être la plus belle expression de ce sentiment de gratitude qu’il se devait d’avoir, non seulement envers ses maîtres ou ses devanciers, mais aussi envers le monde qui l’a vu naître.
01:02 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : camus, dostoïevski, kafka, malraux, montherlant
lundi, 12 décembre 2022
Un chef-d’œuvre méconnu : La Poupée de Wojciech Has
Il est des films qui vous font vivre une véritable expérience visuelle ou artistique. Assurément, La Poupée de Wojciech Has – qui date de 1968 – est de ceux-là. Rappelons qu’il y eut un grand cinéma polonais dont les noms les plus connus de ses représentants ne disent pas toute l’importance, puisqu’un réalisateur aussi remarquable que Has (1925-2000) – surtout connu pour le Manuscrit trouvé à Saragosse – demeure mal connu.
La Poupée est l’adaptation d’un roman de l’écrivain polonais Boleslaw Prus (1847-1902), dont l’ensemble de l’œuvre, par la peinture qu’elle donne d’une époque (celle de la Pologne sous domination russe et austro-hongroise), se situe entre Balzac et Zola, avec une touche de Tolstoï en plus. L’argument du film est celui-ci : un homme qui s’est enrichi par le commerce et veut se faire une place dans la haute société varsovienne cherche à conquérir une jeune aristocrate, aussi troublante que désargentée.
Le film est passionnant à plus d’un titre. Tout d’abord, il donne à voir le tableau baroque et néanmoins accablant d’une société aristocratique sur le déclin comme nous pouvons en voir chez Visconti. Ensuite, il fait le portrait subtil et contrasté d’un parvenu – assez proche de certains personnages balzaciens – dont la réussite n’est qu’apparence et insatisfaction. Enfin et surtout, il témoigne de toute l’étendue des talents d’un réalisateur qui est peintre tout autant que cinéaste et scénariste.
Le style de Has est fait principalement de lents travellings latéraux qui entretiennent une forme de mystère et plongent le spectateur dans un monde se tenant à mi-chemin de la rêverie et du cauchemar. La Poupée est un va-et-vient entre deux réalités ou les deux faces d’une même réalité : le faste des salons et la misère des bas-fonds, la dureté des rapports de classes et la trompeuse illusion des sentiments.
L’alternance ou le mélange des genres réaliste et romantique maintient le film dans une tension permanente (entretenue également par la musique étrangement inquiétante de Kilar) qui ne peut trouver sa résolution que dans le drame. Ainsi le désir de conquête s’accompagne-t-il d’humiliations jusqu’à la plus grande d’entre elles, dont il n’est possible de sortir que par la mort ou la fuite. Le dénouement du film est amer, et le spectateur peut y voir une morale ou simplement une leçon de vie.
23:54 Publié dans Kino | Lien permanent
vendredi, 25 novembre 2022
Mishima ou La Plume et le Sabre
Mishima fut un homme de plume perpétuellement tenté par le sabre.
Rêvant d’une mort héroïque, il simula pourtant un début de tuberculose pour échapper au service militaire. Contre cette honte secrète, il trouva dans la plume un recours, un secours, un salut. Jamais pourtant il ne parvint à vaincre en lui le regret des armes et le prestige du sabre.
L’imagination ne lui suffisait pas, car il y voyait une corruption de la réalité. Il avait conscience de l’artificialité de la littérature qui est une fleur impérissable par sa facticité même. Par la plume, il voulait atteindre à une beauté qui ne fût pas artificielle.
Nourrissant un complexe physique, il fit le constat après ses premiers romans – dont Confession d’un masque – que la confrontation entre une chair faible et la mort est « inadéquate jusqu’à l’absurde ». Le corps lui devint aussi important que l’esprit.
Le souci du corps l’amena à changer sa vie, mais aussi à réorienter son œuvre. Il prit conscience de ce qu’était ou devait être l’art pour lui : une forme enveloppant une force ou, mieux encore, une œuvre organique créée par une fonction de l’esprit.
Du genre intime, il passa au genre symbolique avec Le Pavillon d’or, et se mit sur la voie d’une nouvelle éthique. La beauté du monde ne réclamait plus seulement la contemplation ou la prière, mais une défense ou une participation active.
Il conçut alors l’idée d’unir l’art et la vie, le style et une éthique de l’action. Autrement dit : réconcilier l’art et l’action, comme le firent les Samouraïs à leur grande époque. Il fit d’une profonde tentation du néant une morale doublée d’une politique.
Le voisinage tranquille ou intranquille avec la mort était déjà au cœur de son œuvre. Des succès et des insuccès laissèrent en lui un vide dont a bien parlé Yourcenar. Dans les dernières années de sa vie, tout se tendit vers une mort volontaire et sacrificielle.
Le projet d’une conspiration lui en fournit, mieux que le prétexte, l’argument. Après l’avoir imaginé dans des fictions historiques (comme Chevaux échappés), il se mit à vouloir l’exécuter avec des membres de la Société du Bouclier qu’il avait créée pour défendre l’Empereur.
Le but avoué était de relever un Japon tombé dans l’ivresse de l’argent et la satisfaction du ventre plein. Et pour cela, Mishima était prêt à faire le sacrifice de sa vie (par seppuku), c’est-à-dire se tuer pour exister – plus hautement – comme il l’écrivit dans Le Soleil et l’Acier.
Il tenta en vain de soulever une armée japonaise réduite à ses acquêts américains. Sous les cris et les quolibets, il appela les soldats d’une garnison de Tokyo à s’emparer du pouvoir, à rendre à la Nation sa fierté et à redonner à l’Empereur sa place éminente.
Comment eût-il pu entraîner ses compatriotes derrière lui ? Il leur renvoyait une image qu’ils voulaient fuir ou enfouir au fond d’eux-mêmes. Le temps du sacré ou seulement du sacrifice, mais aussi de la mystique nationale, était passé.
Mishima le savait mieux que quiconque, même s’il feignait de ne pas s’y résigner. Lui-même était la parfaite incarnation d’un Japon moderne, profondément dédoublé, pénétré de culture occidentale et attaché à des rites intérieurs ancestraux.
Au miroir de lui-même, Mishima s’admirait et se méprisait à la fois. Il conspira donc sans y croire et prémédita une mort qu’il savait à peu près certaine. Il la conçut comme son œuvre ultime, spectaculaire et dérisoire à la fois, par l’union de la plume et du sabre.
09:25 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : mishima, yourcenar
mercredi, 23 novembre 2022
La Matrice de Malraux
La Tentation de l’Occident est un texte de jeunesse d’André Malraux paru en 1926. Il annonce à bien égards les trois romans « asiatiques » qui suivront, mais aussi les écrits sur l'art que Malraux publiera beaucoup plus tard comme Essais de psychologie de l’art ou Les Voix du silence.
Il s’agit d’une œuvre épistolaire, relevant de l’essai plus que du roman, qui croise les regards d’un Chinois et d’un Français au milieu des années 1920. Il se joue à travers eux comme un dialogue entre l’Orient et l’Occident qui prend une résonance toute particulière au XXIe siècle avec la redistribution des cartes que nous avons sous les yeux.
Dans ce texte, l’Asiatique a une voix au moins égale, voire supérieure (car ses lettres sont plus nombreuses), à celle de l’Européen. L’un – qui est désigné par le prénom « Ling » – séjourne à Paris tandis que l’autre – qui nous est connu par ses seules initiales « A. D. » – fait des allers et retours entre la France et la Chine.
Loin d’une opposition schématique ou caricaturale, tout n’est ici que nuances et subtilités, même si le personnage asiatique – sinon l’auteur lui-même – est porté à trouver d’inconciliables différentes entre les deux mondes.
Deux lignes de séparation se dessinent dans cette correspondance qui a souvent une tonalité et même une teneur philosophique (laquelle n’exclut pas le lyrisme) : le rapport au cosmos et la reconnaissance de l’individu en tant que tel.
Ling regarde l’Européen comme un être distinct du cosmos et perdu dans ses plans de conquête. Par comparaison, l’Asiatique lui paraît vivre en harmonie avec l’univers selon les rythmes que celui-ci imprime à la vie. Il ne lui importe pas de modifier le temps, mais de le laisser s’écouler malgré les variations qu’il donne aux êtres et aux choses. C’est pourquoi l’art chinois ne cherche pas avant tout à représenter, mais à signifier – et à offrir au regardeur l’expression de la sérénité.
Lorsque Ling reproche aux Européens d’accorder trop d’importance à la réalité, A. D. ne lui oppose pas la volonté prométhéenne ou même seulement cartésienne de soumettre à l’homme la nature. Tout au contraire, après avoir expliqué que l’attachement à la réalité pouvait être « l’un des moyens dont se sert l’esprit pour assurer sa défense », il définit l’âme occidentale comme « un mouvement dans le rêve ». La défense contre la sollicitation du monde lui paraît être la marque du génie européen.
L’autre point sur lequel les deux personnages se séparent est la question de l’individu. A ce qu’il n’appelle pas le culte du moi (mais le lecteur y pense), Ling oppose une « attentive inculture du moi ». C’est que la transmigration des âmes – un héritage du bouddhisme – est incompatible avec l’idée d’un moi unique et que, par conséquent, l’Asiatique tend à s’élever au-dessus d’un monde qui n’est pas tout à fait le sien.
A. D. reproche à cette conception de l’âme humaine son indifférentisme moral : la conscience n’est pas reconnue comme une instance de jugement, mais seulement comme le réceptacle du sentiment d’être au monde le temps d’une transition. Cependant, il reconnaît que la lecture de la philosophie chinoise lui a permis de mesurer l’importance des « mouvements de la sensibilité » pour connaître la psychologie humaine.
Par-delà ces considérations inactuelles, le livre contient deux leçons pour aujourd’hui : la faculté d’adaptation du Chinois dans un monde en pleine mutation et la difficulté de l’Occidental à dépasser son propre nihilisme.
La première leçon tient dans cette souplesse de chat dont les Chinois sont capables face un changement des circonstances. Ling l’exprime ainsi : « Toute chose à laquelle nous nous attachons, action ou pensée, nous voulons, selon les insinuations de notre sensibilité et de l’heure, pouvoir choisir entre les aspects successifs que lui donnera le temps. »
Il énonce une autre proposition qui semble appartenir à la Chine éternelle ou plutôt à la philosophie taoïste : « A peine comprenez-vous encore que pour être il ne soit pas nécessaire d’agir, et que le monde vous transforme bien plus que vous ne le transformez. » Mais il finit par reconnaître la mutation profonde que connaît la Chine avec l’occidentalisation d’une nouvelle élite et la modernisation de certains aspects de la vie quotidienne.
Ce qui apparaît comme une conquête de l’Occident contient en vérité une menace : en sapant les fondements de la tradition confucéenne, l’esprit moderne sème la graine de la haine contre le continent où cet esprit est né autant que contre la Chine traditionnelle. Ainsi Ling prophétise-t-il une nouvelle révolution chinoise : « Plus puissante que le chant des prophètes, la voix basse de la destruction s’entend déjà aux plus lointains échos d’Asie… » Cette voix qui renvoie peut-être au soulèvement de Canton de l’année 1925 (lequel constituera la trame centrale des Conquérants) s’est-elle jamais éteinte ?
La seconde leçon du livre concerne le destin de l’Occidental saisi par le nihilisme. Malraux prête à Ling une réflexion sur les Européens qui pourrait être de Dostoïevski : « Ils ont inventé le diable […]. Mais depuis que le diable est mort, ils me semblent en proie à une plus haute divinité du désordre : l’esprit. » Le même personnage souligne aussi leur faiblesse devant les passions, où il voit la cause ou la conséquence de cette angoisse de vivre qui les étreint.
Au lieu de le contredire, son correspondant admet que les Européens ne se soutiennent plus par une pensée, mais par une « fine structure de négations ». Il n’est plus d’idéal pour eux qui connaissent les mensonges sans savoir ce qu’est la vérité. Il leur reste à trouver une raison d’être par la destruction des formes comme le fait l’art moderne en réduisant l’œuvre à un simple rapport mathématique entre ses parties.
Finalement, c’est A. D. qui se montre le plus visionnaire des deux personnages en résumant ainsi le conflit qui divise la pensée occidentale et ses réalisations : « Noyant les faits et lui-même, il apprend à la conscience à disparaître et nous prépare aux royaumes métalliques de l’absurdité. » Ici, le jeune Malraux prend les accents d’une nouvelle phénoménologie qui est encore naissante en Allemagne pour annoncer le règne de la technique et, peut-être aussi, le mirage de l’intelligence artificielle.
09:29 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : malraux
vendredi, 18 novembre 2022
Qui se cache derrière Elstir ?
Elstir est le peintre emblématique d’A la recherche du temps perdu comme Bergotte en est l’écrivain et Vinteuil le compositeur. Il est bien des clefs possibles pour identifier le ou les peintres qui se cachent sous ce personnage de Proust que l’on suit d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs (où il apparaît pour la première fois, en son atelier de Balbec) jusqu’au Temps retrouvé.
La première clef consiste à voir dans le nom même d’Elstir la contraction des noms de deux peintres contemporains – au moins pour partie – de Proust : Helleu et Whistler. Sans être infondée ou improbable, cette interprétation rencontre une limite s’agissant du peintre américain : si celui-ci a étudié à Paris et fait le portrait de Robert de Montesquiou – un des modèles supposés de Charlus –, il a passé le plus clair de son temps à Londres.
Du côté de Paul-César Helleu, le lien avec Elstir semble moins incertain, par ses attaches parisiennes et son goût pour la Normandie, mais aussi par l’amitié qui liait le peintre à Proust, au point que le visage de celui-ci sur son lit de mort fut dessiné à la pointe sèche par celui-là. Céleste Albaret a témoigné de la proximité entre les deux hommes dans les délicieux souvenirs qu’elle a laissés sur ses années passées auprès de « Monsieur Proust ».
Par le témoignage de sa gouvernante, on sait combien Proust aimait l’œuvre de Helleu et, spécialement, cette palette claire qui donne à ses portraits de femmes une beauté si particulière. Il y a dans La Prisonnière un jugement sur certains tableaux d’Elstir (« la beauté de blancs monuments que prennent des corps de femmes assis dans la verdure ») qui pourrait parfaitement s’appliquer à ceux de Helleu. Un rapprochement est même fait entre les deux peintres – dans Sodome et Gomorrhe – par un salonnard qui pousse la comparaison jusqu’à la formule insolite du « Watteau à vapeur ».
Pourtant, la clef que constituerait Helleu n’est pas tout à fait satisfaisante. Certes, le portrait physique que donne le Narrateur d’Elstir (« un homme de grande taille, très musclé, aux traits réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur restait fixé avec application dans le vide ») correspond assez bien aux traits de l’ami peintre de Proust ; mais précisément, comment cette amitié, sincère et profonde, aurait-elle pu inspirer à Proust, même sous le couvert de la fiction, un portrait moral aussi contrasté que celui qui se dessine dans la Recherche ?
Elstir y apparaît comme un peintre tour à tour mondain (passé par le salon de Madame Verdurin), farceur (affublé à cause de cela du surnom ridicule de « Biche » ou « Tiche ») et pourtant visionnaire (en tant qu’il est capable de révéler certaines lois cachées de la perspective et dont les peintures sont comparées aux « images lumineuses d’une lanterne magique »). Ironie ou non, le Narrateur lui reconnaît même le pouvoir démiurgique de recréer le monde en ôtant aux choses le nom que Dieu le Père leur a donné ou en leur en donnant un autre.
Au reste, d’autres indices semés par l’écrivain dans son texte ne permettent pas de confirmer l’hypothèse « Helleu ». Sans doute les marines de ce peintre se caractérisent-elles par la suppression de la démarcation entre terre et mer qu’évoque le Narrateur au sujet d’un tableau d’Elstir représentant le port de Carquethuit ; mais cette caractéristique, qui est celle de l’impressionnisme dans le fond, pourrait tout aussi bien voire mieux encore appartenir à une œuvre de Whistler ou de Monet. Quant au tableau exposé chez le duc de Guermantes qui représente une fête au bord de l’eau, avec les différents reflets miroitant dans la lumière d’un après-midi, il paraît plus proche d’un Manet ou d’un Renoir.
Reste le cas de Madame Elstir, l’épouse du peintre qui est regardée comme un modèle d’élégance par Albertine au point de troubler le Narrateur (en raison de ces robes « qui passaient inaperçues aux yeux de quelqu’un qui n’avait pas le goût sûr et sobre des choses de la toilette ») et qui présente quelques similitudes dans ses apparences avec Madame Helleu, l’épouse du peintre du même nom pour laquelle Proust éprouvait affection et admiration.
Que retenir donc de tout cela ? Il est assez probable que Proust ait pensé à Helleu pour la composition d’Elstir sur certains points ; mais il y a mis bien d’autres éléments, moins identifiables ou plus composites, selon un procédé de synthèse qu’il a également utilisé pour l’élaboration d’autres personnages, à commencer par ces autres figures symboliques, sinon allégoriques, que sont Bergotte et Vinteuil, et avec lesquels Elstir forme une sainte trinité laïque de la création.
13:20 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : proust, helleu
mardi, 15 novembre 2022
Les deux ne font pas la paire
Glass et Reich sont souvent associés comme le sont également (sans les comparer) Debussy et Ravel. Pourtant, de même que ces deux derniers sont assez différents l'un de l'autre, les deux premiers le sont aussi. S'ils ont en commun d'être les tenants d'une musique dite répétitive, Glass se répète plus que ne le fait Reich (qui s'est beaucoup renouvelé, ne serait-ce que par l'utilisation d'instruments très variés). Combien de partitions de Glass se ressemblent à s'y méprendre parfois ? Il recycle - au sens littéral du mot - des airs que l'on se surprend à reconnaître d'une œuvre à l'autre (voir par exemple certains morceaux qu'il a composés pour le film Mishima). Le paradoxe (mais en est-ce vraiment un ?) est que la musique de Glass peut être plus belle ou plus charmeuse que celle de Reich.
20:43 Publié dans Clef de sol | Lien permanent
jeudi, 27 octobre 2022
L'Ombre de la mélancolie dans la peinture de Bonnard
Pierre Bonnard est un peintre tout à la fois connu et méconnu du public qui fréquente les musées le dimanche. Il jouit pourtant auprès de lui d’une faveur qui en fait, parmi les modernes, un peintre populaire de second rang, après Monet, Van Gogh ou Picasso.
La raison de cette faveur tient au naturalisme lumineux de ses œuvres et à l’idéal de bonheur qui s’y attache. Evidemment, il y a du vrai dans ce qui relève, sinon d’une légende dorée, du moins pour partie d’une illusion des apparences.
Bonnard qui a rencontré le succès assez tôt n’était pas un homme tout à fait heureux. Il a connu des malheurs intimes, vécu avec une épouse neurasthénique et nourri un complexe artistique à une époque où triomphait l’abstraction. De tout cela, la partie la plus secrète ou simplement intime de sa peinture conserve la trace.
Il doit avant tout sa réputation de peintre du bonheur à ses jardins. Ceux-ci sont conçus comme des havres de quiétude et même des édens hors du temps. Les toiles qui les représentent sont parfois inondées de couleurs comme celles de ses amis nabis (Edouard Vuillard surtout), mais avec une touche nettement plus chaude ou vive qui en fait ressortir l’éclatante luminosité voire une luminescence quasi surnaturelle (comme dans L’Atelier au mimosa, 1936).
Chez Bonnard, l’humanité n’est pas exclue ou séparée d’une nature foisonnante et enchanteresse. Les personnages qui apparaissent parfois, d’une manière discrète ou fantomatique, sont comme Adam et Eve au jardin d’Eden avant la Chute. Ils vivent parmi les arbres et les bêtes dans une harmonie qui peut aller jusqu’à une parfaite symbiose entre les formes humaines et les formes végétales (voir L’Automne ou Les Vendanges, 1912). On songe au genre de la pastorale qui, comme chez Poussin ou Boucher, trouve ses références du côté de l’antique Arcadie plutôt que du côté du Paradis biblique.
L’autre lieu important pour la peinture de Bonnard est la maison qui, au cœur de la campagne normande ou au bord de la Méditerranée, forme le centre d’un domaine clôturé par la couleur. En apparence, il y a un continuum entre l’intérieur et l’extérieur de la maison que symbolise le motif récurrent de la salle à manger donnant sur un jardin (voir notamment Grande salle à manger dans le jardin, 1935). En vérité, il y a une rupture dans la vision du monde qui ne tient pas qu’au rétrécissement et à l’enfermement de l’espace. L’intérieur devient un autre monde où la philosophie du peintre ne semble plus la même que dans ses jardins.
De l’épicurisme, Bonnard passe au stoïcisme, voire à une sorte de nihilisme. Si la chair est présente de bout en bout de son œuvre, à travers le dévoilement du corps de Marthe principalement (la compagne de ses jours), elle devient plus triste d’une période à l’autre. La mise en scène du nu dans des poses très étudiées, au lit ou sur un fauteuil, cède la place à la représentation d’une nudité ordinaire, banalisée par la toilette quotidienne, comme si le corps de la femme avait perdu – depuis le mariage ou les premières manifestations de la neurasthénie de Marthe – tout pouvoir d’érotisation.
L’intimité peinte par Bonnard n’est pas seulement celle du corps, mais aussi et surtout celle de l’âme. Plus que la chambre à coucher, la salle de bains est le lieu de la solitude, de la mélancolie et même de la mort. Les autoportraits du peintre exécutés au miroir, où le visage est généralement ombré et réduit à son ovalité, révèlent à l’évidence une tristesse cachée (particulièrement dans Portrait de l’artiste par lui-même, 1930). La série des tableaux qui montrent Marthe au bain, allongée, figée et comme momifiée (voir notamment Nu dans le bain, 1936), trahit une angoisse ou une obsession de la mort, qu’a sans doute fait naître en Bonnard le suicide d’une maîtresse au lendemain de son mariage.
La peinture était pour Bonnard un refuge contre les bruits du monde et la fureur de la modernité, mais elle ne lui était pas un remède suffisant contre la mélancolie ou la dépression. Cependant, la représentation d’une nature heureuse lui permettait de ne pas sombrer complètement dans le désespoir, et elle fait encore, par la gamme de ses couleurs exceptionnelles, le bonheur jamais démenti du regardeur.
23:55 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : bonnard, mélancolie