jeudi, 27 octobre 2022
L'Ombre de la mélancolie dans la peinture de Bonnard
Pierre Bonnard est un peintre tout à la fois connu et méconnu du public qui fréquente les musées le dimanche. Il jouit pourtant auprès de lui d’une faveur qui en fait, parmi les modernes, un peintre populaire de second rang, après Monet, Van Gogh ou Picasso.
La raison de cette faveur tient au naturalisme lumineux de ses œuvres et à l’idéal de bonheur qui s’y attache. Evidemment, il y a du vrai dans ce qui relève, sinon d’une légende dorée, du moins pour partie d’une illusion des apparences.
Bonnard qui a rencontré le succès assez tôt n’était pas un homme tout à fait heureux. Il a connu des malheurs intimes, vécu avec une épouse neurasthénique et nourri un complexe artistique à une époque où triomphait l’abstraction. De tout cela, la partie la plus secrète ou simplement intime de sa peinture conserve la trace.
Il doit avant tout sa réputation de peintre du bonheur à ses jardins. Ceux-ci sont conçus comme des havres de quiétude et même des édens hors du temps. Les toiles qui les représentent sont parfois inondées de couleurs comme celles de ses amis nabis (Edouard Vuillard surtout), mais avec une touche nettement plus chaude ou vive qui en fait ressortir l’éclatante luminosité voire une luminescence quasi surnaturelle (comme dans L’Atelier au mimosa, 1936).
Chez Bonnard, l’humanité n’est pas exclue ou séparée d’une nature foisonnante et enchanteresse. Les personnages qui apparaissent parfois, d’une manière discrète ou fantomatique, sont comme Adam et Eve au jardin d’Eden avant la Chute. Ils vivent parmi les arbres et les bêtes dans une harmonie qui peut aller jusqu’à une parfaite symbiose entre les formes humaines et les formes végétales (voir L’Automne ou Les Vendanges, 1912). On songe au genre de la pastorale qui, comme chez Poussin ou Boucher, trouve ses références du côté de l’antique Arcadie plutôt que du côté du Paradis biblique.
L’autre lieu important pour la peinture de Bonnard est la maison qui, au cœur de la campagne normande ou au bord de la Méditerranée, forme le centre d’un domaine clôturé par la couleur. En apparence, il y a un continuum entre l’intérieur et l’extérieur de la maison que symbolise le motif récurrent de la salle à manger donnant sur un jardin (voir notamment Grande salle à manger dans le jardin, 1935). En vérité, il y a une rupture dans la vision du monde qui ne tient pas qu’au rétrécissement et à l’enfermement de l’espace. L’intérieur devient un autre monde où la philosophie du peintre ne semble plus la même que dans ses jardins.
De l’épicurisme, Bonnard passe au stoïcisme, voire à une sorte de nihilisme. Si la chair est présente de bout en bout de son œuvre, à travers le dévoilement du corps de Marthe principalement (la compagne de ses jours), elle devient plus triste d’une période à l’autre. La mise en scène du nu dans des poses très étudiées, au lit ou sur un fauteuil, cède la place à la représentation d’une nudité ordinaire, banalisée par la toilette quotidienne, comme si le corps de la femme avait perdu – depuis le mariage ou les premières manifestations de la neurasthénie de Marthe – tout pouvoir d’érotisation.
L’intimité peinte par Bonnard n’est pas seulement celle du corps, mais aussi et surtout celle de l’âme. Plus que la chambre à coucher, la salle de bains est le lieu de la solitude, de la mélancolie et même de la mort. Les autoportraits du peintre exécutés au miroir, où le visage est généralement ombré et réduit à son ovalité, révèlent à l’évidence une tristesse cachée (particulièrement dans Portrait de l’artiste par lui-même, 1930). La série des tableaux qui montrent Marthe au bain, allongée, figée et comme momifiée (voir notamment Nu dans le bain, 1936), trahit une angoisse ou une obsession de la mort, qu’a sans doute fait naître en Bonnard le suicide d’une maîtresse au lendemain de son mariage.
La peinture était pour Bonnard un refuge contre les bruits du monde et la fureur de la modernité, mais elle ne lui était pas un remède suffisant contre la mélancolie ou la dépression. Cependant, la représentation d’une nature heureuse lui permettait de ne pas sombrer complètement dans le désespoir, et elle fait encore, par la gamme de ses couleurs exceptionnelles, le bonheur jamais démenti du regardeur.
23:55 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : bonnard, mélancolie
lundi, 17 octobre 2022
La mauvaise conscience
La mauvaise conscience ne peut faire à elle seule une bonne justice.
01:04 Publié dans Succédanés | Lien permanent | Tags : sentences
mercredi, 28 septembre 2022
Vérités et légendes sur Roger Nimier
Hussard, Nimier le fut vraiment, comme jeune engagé au deuxième régiment de hussards à la fin de la Guerre. Littérairement, il le fut au moins pour un roman, son deuxième : Le Hussard bleu. C’est à ce roman mais surtout à un article de Bernard Frank paru dans Les Temps modernes en 1952 qu’il dut sa promotion d’officier à la tête d’un groupe d’écrivains baptisés par dérision « Hussards », en raison de leurs dons pour la hardiesse et la désinvolture. Pourtant, le groupe n’a jamais existé que dans l’esprit de quelques critiques ou admirateurs et non dans celui des intéressés. Michel Déon a écrit – dans Bagages pour Vancouver – des choses définitives à ce sujet.
Orphelin de père, Nimier était un enfant triste qui ne cessa de se chercher un père en littérature. Après avoir invoqué les mânes du respectable Bernanos, il se choisit d’autres pères parmi les proscrits de la littérature d’après-guerre : Céline, Morand et surtout Chardonne. Ce dernier fut pour lui un maître d’école et lui-même joua volontiers à l’élève obéissant. Ainsi lorsque le vieux maître lui recommanda un silence romanesque de dix ans, le jeune prodige qui avait tout juste vingt-huit ans et déjà publié quatre romans prit la recommandation comme un commandement et s’exécuta. Il commença alors à se disperser, entre la presse et le cinéma, même si, avant la fin de la période de dix ans, il écrivit en cachette un roman inspiré de Dumas (D’Artagnan amoureux). L’insolent avait repris le dessus sur l’enfant sage.
Il se rêvait pourtant philosophe jusqu’à vouloir rivaliser avec Camus et même Sartre. Un prix au concours général et un passage par les bancs de la Sorbonne le confortaient dans ses ambitions. Son œuvre est parsemée de références à la philosophie : Amour et néant, L’Elève d’Aristote ou Traité d’indifférence. Ce dernier texte le rangerait sans contredit dans la catégorie des stoïciens ; mais c’est bien du côté de l’existentialisme qu’il lorgnait : son tout premier roman, L’Etrangère, qui a été publié six ans après sa mort, porte un titre camusien et est dédicacé à Sartre. Sans doute la dédicace était-elle ironique. Malgré tout, René Girard eût pu voir en Nimier un rival mimétique de l’auteur de L’Etre et le Néant.
Nimier devait peut-être à ses chères études le sérieux dont il faisait montre dans ses articles critiques. Il le cultivait toutefois pour la littérature plus que pour le théâtre, au sujet duquel il se laissait aller à une fantaisie cruelle et souvent injuste. Ainsi transforma-t-il en jeu de massacre la chronique théâtrale qu’il tint dans Opéra ou Le Nouveau Candide pour se désennuyer de son abstinence romanesque. A contrario, il n’avait pour la critique littéraire qu’une seule boussole qui était la rigueur classique et dont le pôle magnétique se situait quelque part entre le duc de Saint-Simon, le cardinal de Retz et Stendhal. Chacun de ses articles sentait un peu la (très bonne) copie de khâgneux.
Réactionnaire en littérature, il était moderniste pour le cinéma. Il collabora avec la fine fleur du nouveau cinéma français entre les années cinquante et le début des années soixante : Astruc, Becker et Malle. Comble de modernisme, il écrivit l’épisode français des Vaincus d’Antonioni. Il se trouva donc – encore – dans les parages de l’existentialisme, si l’on veut bien considérer le réalisateur italien comme le meilleur représentant de ce courant au cinéma. Il faut noter également que Louis Malle dut à Nimier l’idée d’adapter Le Feu follet de Drieu La Rochelle, ce qu’il se garda bien de dire par la suite. Il est des réussites qui ne se partagent pas, et la mort d’un ami peut rendre l’ingratitude plus facile.
Nimier n’était pas le jeune homme en pleine santé que l’on imagine : son cœur était affligé d’une anomalie de naissance. Il la gardait secrète, peut-être pour que l’on n’y vît pas la raison profonde de son supposé manque de cœur. La faiblesse de cœur – la vraie – fut révélée à Morand lorsque Nimier fit un malaise cardiaque dans la maison-refuge de Vevey, au-dessus du lac Léman. Chardonne apprit cet épisode par téléphone et commença de s’inquiéter pour l’avenir de son petit protégé. Nimier eût-il pu vivre longtemps avec un cœur fragile, incompatible avec une vie menée à toute allure, entre son goût pour les belles voitures et la multiplication de ses productions éditoriales ?
Il était un fou du volant, à quoi il faudrait ajouter un buveur impénitent, puisque les deux pouvaient aller ensemble. La beuverie était pour lui une manière d’entretenir l’amitié et de noyer une secrète amertume touchant aux choses de l’amour. Si tout lui réussissait, son mariage ne le rendait pas heureux. Nul ne sait s’il était à jeun lorsqu’il trouva la mort au volant de son Aston Martin le 28 septembre 1962 sur la route de La Celle-Saint-Cloud ; on sait seulement qu’il mourut auprès de sa muse du moment, Sunsiaré de Larcône. Ne se résignant pas à la mort de leur ami, Blondin et Dupré accusèrent cette dernière d’avoir tenu le volant de l’Aston Martin. Mais une autre hypothèse mérite plus d’attention : comme il avait déjà imaginé un suicide en voiture pour le Malentraide des Enfants tristes, il n’est pas interdit de penser que Nimier ait prémédité sa mort. Il n’avait pas encore trente-sept ans.
jeudi, 22 septembre 2022
In memoriam Jean-René Huguenin
Il y a soixante ans disparaissait un des écrivains les plus doués de sa génération. Il avait vingt-six ans et une œuvre plus qu’embryonnaire à son actif.
Il a laissé un roman fort (La Côte sauvage), un journal captivant (préfacé par Mauriac) et de nombreux articles piquants (parus notamment dans la revue Tel Quel).
Il aurait pu être le d’Artagnan d’un groupe de mousquetaires qui comprenait également Hallier, Matignon et Sollers, s’il n’avait commencé à prendre ses distances vis-à-vis d’eux et finalement quitté leur revue commune. Il était trop libre et singulier pour appartenir à une coterie littéraire.
Il n’admirait guère ses contemporains, mais il était plus exigeant avec lui-même qu’avec les autres. Il ne s’épargnait pas, ni ne s’économisait, refusant l’abandon ou la facilité. Il recherchait l’intensité dans sa vie comme dans son écriture.
Le destin eût pu lui offrir une mort glorieuse ; mais Huguenin n’a eu droit qu’à une mort presque ordinaire au volant d’une voiture rapide sur une route de campagne, non loin de Rambouillet. Ainsi mouraient les écrivains modernes.
Dans la mort, il a suivi Camus de vingt et un mois et précédé Nimier de six jours.
11:46 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : huguenin
mercredi, 31 août 2022
Amiel au sujet du progrès
Henri-Frédéric Amiel a peut-être donné la meilleure définition du progrès. Elle se trouve dans son Journal intime à la date du 30 décembre 1874 (tome X, éditions de L'Age d'homme) : « Mille choses avancent, neuf cent quatre-vingt dix-huit reculent ; c’est là le progrès. » Une version alternative et probablement apocryphe circule un peu partout avec « neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ». Sans doute vient-elle d’un recopiage hâtif et inspiré par la volonté – inconsciente ou non – de rendre la formule plus frappante.
Pourtant, Amiel n’a pas voulu qu’elle fût ainsi. Quel sens faut-il donc donner à ce neuf cent quatre-vingt-dix-huit qui apparaît comme une réserve voire une double réserve avec un écart de deux accordé au progrès ? Dans le fond, son idée était que la marche du progrès est très près d’être un jeu à somme nulle ; mais la nuance est importante : « très près » ne signifie pas que cela en soit un. En réduisant l’écart de deux à une seule avancée, on pourrait laisser penser – non sans ironie – que le seul avantage du progrès est la marche du temps. Or, précisément, c’est peut-être ce que cherchait à éviter Amiel.
18:55 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : amiel, progressisme
samedi, 23 juillet 2022
Le Jour dit d'Alain Leroy
Le 23 juillet est le jour d’un suicide connu de quelques cinéphiles et amateurs de littérature. En vérité, il s’agit surtout de cinéphiles puisque cette date n’apparaît pas dans le roman dont le film est l’adaptation et où seul est indiqué le mois de novembre (c'est une « belle nuit de novembre » qui précède le matin du suicide).
Le film porte le même titre que le livre (Le Feu follet), mais le personnage d’Alain est affublé du patronyme de Leroy qu’il n’a pas dans le roman comme pour signifier qu'il fut, avant la cure de désintoxication dans une clinique de Versailles, le roi des nuits parisiennes. La date du 23 juillet est écrite au feutre sur le miroir de la chambre d'Alain et entourée d’un cercle pour marquer la détermination du personnage à mourir à cette date.
A la force du texte de Drieu la Rochelle vient s’ajouter la grâce d’un film qui doit autant à la réalisation en clair-obscur de Louis Malle et au jeu criant de vérité de Maurice Ronet qu’à la musique mélancoliquement insolite d'Erik Satie.
20:40 Publié dans Kino | Lien permanent | Tags : mélancolie, drieu, malle, satie
vendredi, 24 juin 2022
La meilleure des assurances-vie
L’art est une chose merveilleuse qui peut faire d’une simple signature la meilleure des assurances-vie.
10:56 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : sentences
vendredi, 27 mai 2022
L'esprit de Svevo en raccourci
Dans Le Bon Vieux et la Belle Enfant de Svevo, un vieil homme entretient une liaison avec une jeune femme contre rétribution et, à la suite d’un accident de santé, finit par en concevoir quelques remords. Il se donne alors une nouvelle morale, fondée sur l’idée que les vieilles personnes ont des devoirs envers les jeunes gens, qui le conduit à mettre fin à sa liaison, mais aussi à écrire un long texte, tenant de l’essai théorique plus que du récit autobiographique, qu’il ne tarde pas à regarder comme son grand œuvre. Cependant, les difficultés qu’il rencontre à l’écrire l’épuise et finalement le tue.
Tout l’esprit de Svevo se retrouve dans cette nouvelle composée au soir de sa vie : le goût des femmes légères, une tendance à la dérision pour les choses de l'amour, un profond pessimisme tempéré par une bonne ironie et une philosophie vitaliste à rebours selon laquelle la maladie est l’état normal de l’homme civilisé. Le Bon Vieux et la Belle Enfant concentre en quelques dizaines de pages les principaux thèmes de La Conscience de Zeno. Voilà pourquoi la nouvelle peut être recommandée aux esprits paresseux que la lecture des longues confessions de Zeno rebuterait pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
16:52 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : ironie, svevo
dimanche, 22 mai 2022
La Mafia vue par Bellocchio
Le Traître de Marco Bellocchio est un film-portrait autour de la figure de Tommaso Buscetta, mafieux repenti, qui a collaboré avec le juge Falcone et dénoncé ses anciens camarades de la Mafia. Le premier intérêt de ce film est l’exploration de la personnalité de Buscetta, qui se veut un homme d’honneur et un tenant de la vieille Mafia contre la nouvelle, mais qui a aussi sa part de culpabilité, de brutalité et de mégalomanie. Dans un monde de fous criminels comme les mafieux, le repenti ne devient pas un ange par la grâce de la repentance ; il ne peut être qu’un demi-rédempté.
Le second intérêt du film est de rappeler ou de montrer la réalité d’un milieu qui vit à la fois du crime et de son déni. Le défi côtoie le déni, la barbarie le mensonge, la tragédie la comédie. Ainsi les grands procès de la Mafia, que reconstitue le film, tournent-ils par moments au spectacle de cirque. L’outrance des postures ou des situations n’est pas qu’un effet de mise en scène ; elle correspond à un sens de la théâtralité que, par le goût de la provocation, cultivent les mafieux eux-mêmes. Il est donc permis, comme le fait Bellocchio, de recourir à des airs d’opéra pour clore des chapitres ou plutôt des actes du film.
23:32 Publié dans Kino | Lien permanent
samedi, 30 avril 2022
La sainteté pour soi-même
Une vie saine est une vie sainte pour soi.
14:57 Publié dans Sophia | Lien permanent | Tags : sentences