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mercredi, 23 novembre 2022

La Matrice de Malraux

La Tentation de l’Occident est un texte de jeunesse d’André Malraux paru en 1926. Il annonce à bien égards les trois romans « asiatiques » qui suivront, mais aussi les écrits sur l'art que Malraux publiera beaucoup plus tard comme Essais de psychologie de l’art ou Les Voix du silence.

Il s’agit d’une œuvre épistolaire, relevant de l’essai plus que du roman, qui croise les regards d’un Chinois et d’un Français au milieu des années 1920. Il se joue à travers eux comme un dialogue entre l’Orient et l’Occident qui prend une résonance toute particulière au XXIe siècle avec la redistribution des cartes que nous avons sous les yeux.

Dans ce texte, l’Asiatique a une voix au moins égale, voire supérieure (car ses lettres sont plus nombreuses), à celle de l’Européen. L’un – qui est désigné par le prénom « Ling » – séjourne à Paris tandis que l’autre – qui nous est connu par ses seules initiales « A. D. » – fait des allers et retours entre la France et la Chine.

Loin d’une opposition schématique ou caricaturale, tout n’est ici que nuances et subtilités, même si le personnage asiatique – sinon l’auteur lui-même – est porté à trouver d’inconciliables différentes entre les deux mondes.

Deux lignes de séparation se dessinent dans cette correspondance qui a souvent une tonalité et même une teneur philosophique (laquelle n’exclut pas le lyrisme) : le rapport au cosmos et la reconnaissance de l’individu en tant que tel.

Ling regarde l’Européen comme un être distinct du cosmos et perdu dans ses plans de conquête. Par comparaison, l’Asiatique lui paraît vivre en harmonie avec l’univers selon les rythmes que celui-ci imprime à la vie. Il ne lui importe pas de modifier le temps, mais de le laisser s’écouler malgré les variations qu’il donne aux êtres et aux choses. C’est pourquoi l’art chinois ne cherche pas avant tout à représenter, mais à signifier – et à offrir au regardeur l’expression de la sérénité.

Lorsque Ling reproche aux Européens d’accorder trop d’importance à la réalité, A. D. ne lui oppose pas la volonté prométhéenne ou même seulement cartésienne de soumettre à l’homme la nature. Tout au contraire, après avoir expliqué que l’attachement à la réalité pouvait être « l’un des moyens dont se sert l’esprit pour assurer sa défense », il définit l’âme occidentale comme « un mouvement dans le rêve ». La défense contre la sollicitation du monde lui paraît être la marque du génie européen.

L’autre point sur lequel les deux personnages se séparent est la question de l’individu. A ce qu’il n’appelle pas le culte du moi (mais le lecteur y pense), Ling oppose une « attentive inculture du moi ». C’est que la transmigration des âmes – un héritage du bouddhisme – est incompatible avec l’idée d’un moi unique et que, par conséquent, l’Asiatique tend à s’élever au-dessus d’un monde qui n’est pas tout à fait le sien.

A. D. reproche à cette conception de l’âme humaine son indifférentisme moral : la conscience n’est pas reconnue comme une instance de jugement, mais seulement comme le réceptacle du sentiment d’être au monde le temps d’une transition. Cependant, il reconnaît que la lecture de la philosophie chinoise lui a permis de mesurer l’importance des « mouvements de la sensibilité » pour connaître la psychologie humaine.

Par-delà ces considérations inactuelles, le livre contient deux leçons pour aujourd’hui : la faculté d’adaptation du Chinois dans un monde en pleine mutation et la difficulté de l’Occidental à dépasser son propre nihilisme.

La première leçon tient dans cette souplesse de chat dont les Chinois sont capables face un changement des circonstances. Ling l’exprime ainsi : « Toute chose à laquelle nous nous attachons, action ou pensée, nous voulons, selon les insinuations de notre sensibilité et de l’heure, pouvoir choisir entre les aspects successifs que lui donnera le temps. »

Il énonce une autre proposition qui semble appartenir à la Chine éternelle ou plutôt à la philosophie taoïste : « A peine comprenez-vous encore que pour être il ne soit pas nécessaire d’agir, et que le monde vous transforme bien plus que vous ne le transformez. » Mais il finit par reconnaître la mutation profonde que connaît la Chine avec l’occidentalisation d’une nouvelle élite et la modernisation de certains aspects de la vie quotidienne.

Ce qui apparaît comme une conquête de l’Occident contient en vérité une menace : en sapant les fondements de la tradition confucéenne, l’esprit moderne sème la graine de la haine contre le continent où cet esprit est né autant que contre la Chine traditionnelle. Ainsi Ling prophétise-t-il une nouvelle révolution chinoise : « Plus puissante que le chant des prophètes, la voix basse de la destruction s’entend déjà aux plus lointains échos d’Asie… » Cette voix qui renvoie peut-être au soulèvement de Canton de l’année 1925 (lequel constituera la trame centrale des Conquérants) s’est-elle jamais éteinte ?

La seconde leçon du livre concerne le destin de l’Occidental saisi par le nihilisme. Malraux prête à Ling une réflexion sur les Européens qui pourrait être de Dostoïevski : « Ils ont inventé le diable […]. Mais depuis que le diable est mort, ils me semblent en proie à une plus haute divinité du désordre : l’esprit. » Le même personnage souligne aussi leur faiblesse devant les passions, où il voit la cause ou la conséquence de cette angoisse de vivre qui les étreint.

Au lieu de le contredire, son correspondant admet que les Européens ne se soutiennent plus par une pensée, mais par une « fine structure de négations ». Il n’est plus d’idéal pour eux qui connaissent les mensonges sans savoir ce qu’est la vérité. Il leur reste à trouver une raison d’être par la destruction des formes comme le fait l’art moderne en réduisant l’œuvre à un simple rapport mathématique entre ses parties.

Finalement, c’est A. D. qui se montre le plus visionnaire des deux personnages en résumant ainsi le conflit qui divise la pensée occidentale et ses réalisations : « Noyant les faits et lui-même, il apprend à la conscience à disparaître et nous prépare aux royaumes métalliques de l’absurdité. » Ici, le jeune Malraux prend les accents d’une nouvelle phénoménologie qui est encore naissante en Allemagne pour annoncer le règne de la technique et, peut-être aussi, le mirage de l’intelligence artificielle.

09:29 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : malraux