dimanche, 23 mars 2025
La Sirène de Sorrentino
Le dernier film de Paolo Sorrentino - Parthénope - nous conte la vie d’une sirène moderne, belle et insaisissable, qui, telle la réincarnation de la divinité éponyme de Naples, passe d’un âge à l’autre sans que sa beauté soit flétrie ou son esprit corrompu. Les hommes défilent dans sa vie comme des êtres vaincus et malheureux qui ne parviennent pas à la conquérir ou même à l’enfermer dans leur amour. Avec son air mutin, mais aussi une blessure intérieure laissée par le suicide de son frère, elle soutient une thèse en anthropologie sans saisir l’objet de cette matière et devient professeur en titre en prenant la succession de son directeur de thèse que l’existence secrète d’un enfant hydrocéphale a rendu incrédule et désabusé. Ainsi retrouve-t-on à travers ces personnages contrastés, mais aussi des images si belles qu’elles en paraissent artificielles, le balancement qui fait la manière singulière et parfois déconcertante de Sorrentino entre gaieté et mélancolie, hymne et élégie, hédonisme et nihilisme.
22:29 Publié dans Kino | Lien permanent
samedi, 08 mars 2025
Les Leçons d'un film catastrophe
La Tour infernale de John Guillermin, qui est un film catastrophe datant de 1974, vaut moins pour ses effets spéciaux que pour les éléments symboliques ou moraux qu'il contient. Du point de vue symbolique, on peut voir dans le gratte-ciel gigantesque bâti au cœur de San Francisco une nouvelle tour de Babel vouée à la punition divine. Du point de vue moral ou même religieux, on peut voir dans les protagonistes du film des figures du Bien ou du Mal, et dans le cas des premières, des figures rédemptrices.
L’architecte qui n’est pour rien dans le grand incendie, car il a pensé à tout sauf à la cupidité ou à la corruption des entrepreneurs, accepte de porter sur ses épaules le poids de la faute de ces derniers pour sauver autant d’hommes et de femmes qu’il est possible. Mais il y a un autre sauveur, de métier celui-là, le chef des pompiers, qui, sans avoir le sentiment de culpabilité de l’architecte, remplit une mission quasi religieuse dans sa lutte contre le feu infernal que la folie ou l’hubris des hommes a provoqué. Voilà donc un film conçu pour le divertissement du spectateur qui est aussi fait pour son édification.
19:03 Publié dans Kino | Lien permanent
lundi, 17 février 2025
Les Damnés - opus III
Les Damnés de Roberto Minervini est le troisième film répertorié dans l'histoire du cinéma à porter ce titre, mais le point commun avec ceux de Losey et de Visconti s'arrête là. Ni science-fiction anglaise, ni crépuscule des dieux germaniques ici ; seulement une manière de damnation en terre américaine. Pendant la guerre de Sécession, une compagnie de volontaires de l’armée nordiste parcourt sans but véritable des terres désertiques et enneigées de l’Ouest américain. L’attente, l’angoisse, le froid les étreignent jusqu’à l’attaque d’un ennemi incertain et invisible.
Si ce film, réaliste et naturaliste à la fois, est remarquable, c'est parce qu'il montre surtout les temps morts ou les temps sans morts de la guerre, les longs moments presque ordinaires où les soldats s’occupent à se nourrir, à se divertir ou à discuter spontanément du sens de la vie comme de celui du combat, parfois sous l’invocation de Dieu. Les damnés que sont ici ces soldats perdus dans une terre inconnue pour eux trouvent encore la force de prier, de communier avec la nature, d'espérer une vie harmonieuse avec elle, alors même que leur sort paraît scellé.
01:11 Publié dans Kino | Lien permanent
mercredi, 05 février 2025
La Fin d'un monde selon Martin Ritt
Le Plus Sauvage d’entre tous de Martin Ritt est un western moderne et désenchanté qui fait appel à des archétypes mi-mythologiques, mi-bibliques. Il y a du Caïn dans le personnage de cow-boy qu’incarne Paul Newman et l’environnement dans lequel il évolue a tout d’une terre maudite. Comme par une loi de la fatalité, le mal qui habite le personnage principal coïncide avec le mal physique qui mine un monde en perdition. La haine du père a poussé le fils vers le vice, et le père vieillissant, épuisé, dépassé par ce qu’est moralement ce fils, se meurt sous les coups de butoir de la modernité, à l’image du monde pastoral dont la fin est tragiquement symbolisée par la scène d’abattage du bétail. Et tout cela est magnifiié par une remarquable photographie en noir et blanc.
18:15 Publié dans Kino | Lien permanent
jeudi, 10 octobre 2024
L'Armée des ombres ou la Tragédie intérieure de la Résistance
L’Armée des ombres, qui fut d’abord un roman de Joseph Kessel (écrit en 1943) et que Jean-Pierre Melville a voulu plus resserré pour l’adapter au cinéma (en 1969), met en scène un petit groupe de résistants au cœur de la France occupée. Ceux-ci sont conduits à mener des actions de sabotage contre l’Occupant, mais aussi des opérations de sauvetage pour eux-mêmes. Ils doivent se sauver ou se sacrifier, tuer un frère ou une sœur d’armes s’il le faut, et non seulement étrangler un traître d’occasion ou trancher la gorge d’un soldat ennemi. La Résistance fut une école de courage, mais aussi et surtout une leçon de philosophie pratique, un cas de conscience à trancher, un choix essentiel à faire pour la vie de chacun et du groupe.
C’est ce que montre L’Armée des ombres et plus encore, car il y a l’art de Melville et son sens de la dramaturgie. Si son film est aussi remarquable, c’est que tout y concourt artistiquement, entre le soin apporté à l'image dominée par des nuances de vert-de-gris et le choix d'une musique cérémonieuse et tragique (composée par Eric Demarsan), sans oublier la direction rigoureuse des acteurs (il faudrait pouvoir les mentionner tous), la sécheresse janséniste des dialogues et cette idée de la voix narrative du tout premier personnage du film, Philippe Gerbier, magnifiquement incarné par Lino Ventura.
Ce qui rend par-dessus tout le film admirable et même bouleversant, c'est le tableau d'une Résistance en vase clos, formant un monde à l'intérieur du monde, où le moindre fait, geste ou mot prend une importance immense. Et c'est au sein de ce monde intérieur, comme un huis clos quasi permanent, en dépit des ouvertures ou des échappées vers l'extérieur, que se joue le drame du petit groupe de résistants, qui, abandonnés à leurs peurs et à leurs dilemmes moraux, portent avec eux tout le poids de la tragédie humaine.
10:02 Publié dans Kino | Lien permanent | Tags : melville
lundi, 09 septembre 2024
Le Crabe-Tambour ou le Chant funèbre de l'amitié
Le film de Pierre Schoendoerffer sorti en 1977, plus encore que son livre éponyme (qui obtint le grand prix de l'Académie française en 1976) du fait des coupures auxquelles il dut procéder, est un hymne à l’amitié et, en particulier, un hommage à l’ami absent, devenu par son absence même, mais aussi par ses faits d’armes et sa passion des chats noirs, un héros de légende dont le souvenir lumineux, à peine assombri par des choix dissidents, occupe l’esprit de deux hommes.
Une mission en mer qui réunit l’un, commandant d’un escorteur (Jean Rochefort), et l’autre, médecin-major (Claude Rich), est l’occasion de ressouvenirs partagés au sujet de l’absent (Jacques Perrin), qui promènent le spectateur par les mers et les océans – à travers des images d’une beauté crépusculaire – jusqu’au bout du monde. La mémoire en cause ici est celle de quelques soldats égarés, de guerres perdues et d’un pays rétréci, dont la grandeur n’est plus qu’une idée ou une nostalgie.
Après la révélation du mal et peut-être du remords qui rongent le commandant, l’hymne à trois voix (si l’on ajoute celle du chef mécanicien de l’escorteur) prend la forme d’une cérémonie des adieux au milieu d’un océan glacial, indifférent et déchaîné à la fois, où il est dit adieu aux armes, à l’amitié et à la vie. Il prend fin, comme une méditation poétique ou une élégie funèbre, dans un cimetière marin sur fond de musique atonale.
10:23 Publié dans Kino | Lien permanent | Tags : schoendoerffer
dimanche, 18 août 2024
Le Samouraï de Melville : un film religieux sans Dieu
Le Samouraï – qui peut être vu comme le chef-d'œuvre de Jean-Pierre Melville – est bien plus qu’un film policier ; c’est un film religieux, sacré ou sacral, où tout est rituel et cérémonial jusqu’à la fin sacrificielle du héros, qui tient du martyr autant que de l’antihéros. Chaque image est une icône, chaque plan une prière et chaque scène une cérémonie. C’est le film le plus religieux qui soit, où pourtant il n’est jamais question de religion, ni même de Dieu.
10:31 Publié dans Kino | Lien permanent | Tags : melville
lundi, 18 décembre 2023
La Perfection des jours selon Wenders
L’histoire de Perfect Days est merveilleusement simple, presque saugrenue : au cœur de Tokyo, un homme mûr et solitaire écoute de la musique, lit de la poésie et photographie des arbres, lorsqu’il ne récure pas des toilettes publiques. La nuit, il fait des rêves nébuleux et nostalgiques. Sa vie est en tous points réglée, ritualisée comme celle d’un moine ou d’un oblat appartenant à une communauté invisible.
Loin d’ennuyer, ce film réalisé avec finesse amuse, émeut et enchante. Mieux : il édifie. Il montre que le bonheur se suffit des choses les plus simples jusque dans leur répétition quotidienne. Tout est une question de rite, sans même que la religion ou la foi soit nécessaire. L’esprit d’Ozu, si cher à Wenders, n’est pas très loin.
10:16 Publié dans Kino | Lien permanent | Tags : ozu, wenders
mercredi, 04 octobre 2023
L'Eternel Retour du même à Marienbad
L’Année dernière à Marienbad fascine comme une énigme. Le film d'Alain Resnais est construit comme un roman de Robbe-Grillet, avec une temporalité circulaire qui tourne autour d'un point fixe du passé, aussi incertain que lancinant. C'est cette lancinance qui, au lieu de lasser, capte et même capture le spectateur, saisi qu'il est par une impression d'éternel retour du même dans le décor labyrinthique et néanmoins somptueux d'un château baroque sur fond de musique d'orgue. Le doute l'envahit comme il s'empare des deux personnages principaux du film qui ne savent pas s'ils ont vécu ou rêvé une liaison l'année précédente à Marienbad ; mais l'emporte, pour le spectateur, une expérience visuelle unique qui s’accompagne d’un questionnement métaphysique sur la mémoire, le temps et une éternité possible.
00:52 Publié dans Kino | Lien permanent | Tags : resnais
lundi, 30 janvier 2023
La Phénoménologie de l'angoisse dans L'Eclipse d'Antonioni
Dès le générique, le ton est donné : une chanson légère au rythme endiablé des années 1960 cède la place à une musique atonale évoquant un carambolage. La discordance se poursuit en images : une longue scène silencieuse, de rupture en vérité, tout juste émaillée de quelques mots, se clôt par l’ouverture d’un rideau sur un château d'eau en forme de champignon atomique. L’étrangeté surgit après la banalité.
Le grand plasticien qu'est Antonioni fait de la philosophie en images dans un esprit assez proche de la phénoménologie, avec des regards ou des gestes plus qu'avec des mots. Mais son goût pour la peinture donne un traitement particulier du décor urbain qui tourne parfois à l'abstraction. Ainsi y a-t-il comme du Nicolas de Staël dans des plans cadrés sur des angles ou des pointes d’immeubles modernes.
Tout le film joue sur un perpétuel va-et-vient entre la quotidienneté absurde et néanmoins rassurante de la vie sociale et une angoisse sourde, profonde, de l'humanité, à la fois individuelle et collective. Depuis le Krach à la bourse de Rome jusqu’au risque de guerre atomique annoncé en caractères gras par L'Espresso, une menace plane sur un monde en crise qui est celle de l'anéantissement total.
00:14 Publié dans Kino | Lien permanent | Tags : antonioni, nicolas de staël, existentialisme