lundi, 10 octobre 2005
Voltaire ou le Pessimisme éclairé
En douze ans, entre Zadig (1747) et Candide (1759), Voltaire semble passer d’un tout est bien à un tout est mal. En vérité, le passage se fait dans un rapport de nuances, dans un glissement philosophique beaucoup plus subtil qu’il n’y paraît. Voltaire, parti d’un optimisme teinté de scepticisme, arrive à un pessimisme nuancé d'eudémonisme. Il y a de l'ironie dans la "destinée" de Zadig et il n'y a pas que de l'ironie dans l' "optimisme" de Candide.
Tout ne va pas si bien pour Zadig, qui ne cesse de se demander pourquoi le malheur frappe le savant ou l’homme de bien. Mais le mal pouvant cacher ou servir le bien, Voltaire fait dire à l’ange Jesrad déguisé en ermite que « Tout est dangereux ici-bas, et tout est nécessaire. » En dépit de la liberté du ton, il y a, habillée par la raison, une philosophie de la nécessité qui apparente Voltaire, la superstition de la religion ou de la tradition en moins, aux défenseurs de l’ordre du monde sur terre comme au ciel. L’ordre cosmique coïncide avec un bien qui n’est pas aussi parfait que chez Leibniz, mais qui offre à l'homme, sans attendre, d'être heureux ici et maintenant.
Avec Candide, et le grand tremblement de terre de Lisbonne (1755) est passé par là, la perspective change puisque le mal qui existe au cœur du monde n’est plus regardé comme un paradoxe de bien, mais comme une fatalité dont il faut désespérer. A la ruine du bien ne correspond pourtant pas la fin du bonheur. La réévaluation du mal, dans un mouvement paradoxal (presque chrétien…) de la pensée, s’accompagne de la reconnaissance d’une liberté pour l’homme, et le bonheur par conséquent devient une espérance. Après le fatalisme de Zadig, la voie de l’action est ouverte, mais c’est celle d’une action raisonnable et limitée. Le jardin de Candide n'est que le domaine où l'homme peut manifester sa liberté. En Voltaire, l’optimiste paradoxal est devenu un pessimiste actif, et le conservateur apparent un libéral tranquille.
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lundi, 03 octobre 2005
Deux moralistes sous l’œil de Nietzsche
Chamfort a le sens de l’observation quand La Rochefoucauld a le sens de l’introspection. L’un s’attache surtout à la société, l’autre à l’âme humaine. Chamfort est plus empiriste que moraliste. Et son empirisme l’empêche parfois de se libérer de l’empire des apparences.
Nietzsche ne s’y trompe pas, qui invoque plus volontiers La Rochefoucauld que Chamfort. De tous les moralistes français, La Rochefoucauld est peut-être celui qui, avec Montaigne, a les plus grandes faveurs de Nietzsche. Pas seulement parce qu’il est un duc authentique – et le fils de pasteur roturier (tant pis pour ses faux ancêtres nobles polonais !) n’est insensible ni à l’esprit d’Ancien Régime ni même aux titres de noblesse. La Rochefoucauld, en débusquant le vice sous la vertu, inspire un Nietzsche clinicien qui décèle la maladie derrière l’apparente bonne santé de la civilisation.
Au fond, le double regard de La Rochefoucauld, qui toujours voit les motifs cachés à l’inverse des principes proclamés, se retrouve avec un perspectivisme historique au principe même de La Généalogie de la morale. C’est pourtant ailleurs, dans Le Gai savoir ou dans les notes marginales des Fragments posthumes que le grand duc moraliste se trouve cité. Et il l’est toujours d’une manière lapidaire, sans autre forme de protocole, comme s’il s’agissait là d’une évidence, d’une indispensable référence.
Par contraste, Nietzsche réserve un tout autre traitement à Chamfort, et la raison dépasse le seul retour aux préjugés d’Ancien Régime. Son rapport au moraliste révolutionnaire, qui a préféré le suicide à la guillotine, est à la fois sans ambiguïté et de regret. L’on songe aussi à Pascal : si (pour Nietzsche) l’esprit de Pascal est gâté par le christianisme (la morale de l’esclave), celui de Chamfort l’est par l’idée révolutionnaire (l’instinct de la foule). Avec une admiration mêlée de regret, Nietzsche n’en tient pas moins Chamfort pour le plus spirituel des révolutionnaires et, à cause de cela, pour le principal responsable de la séduction exercée par la Révolution sur les esprits français et européens.
« […] il y avait en lui un instinct qui était plus fort que sa sagesse et que rien n’avait apaisé : la haine de la noblesse de race. […] S’il était demeuré plus philosophe d’un degré, la révolution aurait perdu son esprit, sa pointe tragique, son aiguillon le plus acéré : elle serait considérée comme un événement bien plus bête et séduirait moins les esprits. » (Le Gai savoir, § 95, trad. d’A. Vialatte)
Même de son cher Voltaire, incarnation même du bel esprit français, il n’en dit pas autant. Mais il est vrai, et Nietzsche l’a compris, Voltaire n’eût pas été révolutionnaire.
22:33 Publié dans Philosophia | Lien permanent | Tags : moralistes, montaigne, la rochefoucauld, chamfort, nietzsche, pascal
samedi, 13 août 2005
Nietzsche vs saint Augustin
Deux cosmologies, deux visions antagonistes : celle d'un monde fini et celle d'un monde infini. L'éternel retour du même contre l'éternel surgissement du nouveau, Nietzsche contre saint Augustin. L’éternel retour pour Nietzsche est d’abord une expérience philosophique, vécue comme une révélation métaphysique (à Sils). Par cette expérience, Nietzsche fait passer l'éternel retour du domaine mythique au domaine mystique. Ainsi le religieux n’est-il pas là où on l’attend. Car pour l'autre vision cosmologique, saint Augustin recourt à une quasi-philosophie de l'histoire avant la lettre pour mettre en évidence le rapport entre l'infini de Dieu et le fini humain dans ce temps linéaire, tendu vers ses fins dernières, qu'est l'histoire des hommes. C'est Nietzsche mystique et saint Augustin philosophe.
19:49 Publié dans Philosophia | Lien permanent | Tags : saint augustin, nietzsche