lundi, 02 avril 2018
De la singularité du Tintoret dans l'école vénitienne
L’intérêt de l’exposition du musée du Luxembourg se trouve dans son titre même : Tintoret, la naissance d’un génie. Ou comment l’un des trois grands de la peinture vénitienne du Cinquecento s’est tôt distingué des maîtres de son temps – Titien en particulier – et de ses modèles avoués – Michel-Ange notamment – par sa manière plus que par le choix de ses sujets.
Pour se démarquer de la peinture officielle – avant de finir par l’incarner à son tour, il a pris le parti de la rapidité d’exécution, du décentrement du sujet ou encore de la vue en contreplongée (dans les scènes dramatiques surtout, comme dans Jupiter et Sémélé ou Judith et Holopherne). Même pour l’art du portrait, il a privilégié le trois-quarts et surtout le fond noir afin de se concentrer sur le visage ou l’œil, dans lequel se réfléchit la lumière et où se révèle le fond de l'âme. Rien à voir avec la solennité des portraits de cour peints par Titien ou même Véronèse.
Il y a chez le Tintoret (Tintoretto : le petit teinturier) la recherche d’une vérité qui ne passe pas simplement par le dessin ou la couleur, mais par une géométrie désaxée (Jésus parmi les docteurs), une perspective en diagonale (Le Christ et la femme adultère) ou un raccourci en biais (La Princesse, saint Georges et saint Louis). Assurément, il a fait, comme les autres grands peintres de l’âge d’or vénitien, la transition entre la Renaissance et la période baroque ; mais il a fait mieux encore, en marquant une étape dans l’évolution de la peinture vers une plus grande liberté du trait, sinon du sujet.
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mardi, 08 juin 2010
Munch ou l'angoisse de vivre sublimée en art
Edvard Munch est né sous le signe du malheur. Il a grandi et vécu dans une grande proximité avec la maladie et la mort, qui n'ont cessé de frapper, après sa mère et sa sœur, tous ses proches. En lui, Eros luttait perpétuellement avec Thanatos, mais c'est l'instinct de mort qui l'emportait à chaque fin de cycle de sa vie, en laissant l'artiste toujours plus seul et angoissé que jamais.
Parmi les premiers tableaux exposés à La Pinacothèque, le bien connu Enfant malade (1886) donne le ton d'une œuvre dominée par l'angoisse de vivre. Mais celle-ci se trouve aussi dans La Femme au chapeau rouge sur le fjord (1891), un portrait de femme tout de bleu vêtue peint en pied sur deux fonds hachurés et superposés. On sent en cette femme aux mains nerveusement jointes un chagrin ou un tourment qui reflète celui du peintre lui-même. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’érotisme qui entoure généralement ses représentations de la femme - comme dans la série de la Madone (1895) - n'est guère présent ici.
Les années 1890 correspondent assez bien à la définition donnée par Strinberg de l’œuvre de Munch : « la peinture érotique de l’amour, de la jalousie, de la mort et le tristesse ». C’est tout cela qui se retrouve dans d’autres œuvres fortes comme Les Solitaires, qui représente un couple de dos face à la mer, ou La Jalousie, où un homme seul regarde d’un air désespéré le spectateur en tournant le dos à une femme enlacée avec un autre homme. Le clou de cette période sombre où Munch utilise essentiellement le noir et blanc est l’Autoportrait au squelette, où l’on voit une tête cadavérique émerger d’un fond noir comme du néant.
La couleur revient dans les années 1900 avec la technique de la surimpression sur gravure. L’univers de Munch s’égaie par l’apparition d’enfants et de baigneurs. Tout d’un coup, on croit être en présence d’une peinture fauve se situant entre Matisse et Vlaminck. Le thème de la solitude ne disparaît pas pour autant, figuré par un personnage debout au milieu d’un groupe d’enfants assis au bord de la mer. Il se retrouve dans La Femme qui, à travers trois femmes, représente les trois âges de la vie ou de l’amour : le romantisme, l’érotisme et le spiritualisme. Dans la même veine, s’inscrit La Danse de la vie, une danse à trois temps (la jeune promise, la femme mariée et la femme seule) qui dissimule à peine son caractère macabre.
A la même période appartient une belle série de lithographies sur l’alpha et l’oméga, correspondant à Adam et Eve. Munch réconcilie néanmoins la référence biblique avec le paganisme, comme dans La Forêt où le couple mythique entre dans une forêt comme dans une chambre noire. Dans Le Sevrage, la femme allongée joue avec le serpent tandis que l’homme assis demeure figé, les poings sous le menton, dans une attitude boudeuse. Mais en définitive, la femme n’est pas mieux lotie que l’homme : la descendance d’Omega ressemble à un groupe de petits singes. Et c’est au désespoir qu’est condamné l’Adam d’après la Chute, désormais seul et nu, se tenant le visage entre les mains dans un paysage tourbillonnant.
Les années 1910 ne sont pas les plus sombres pour Munch : il peint la vie dans des couleurs pastel et, au milieu de la Grande Guerre, une jolie série de nus. Mais la fin de la guerre constitue un nouveau tournant avec l’épidémie de la grippe espagnole qui frappe le peintre. Il fait son Autoportrait à la grippe espagnole dans lequel il cherche à faire sentir l’odeur du pourrissement. Il rejoint Derain dans la manière de concevoir la peinture comme une matière à part entière. Suit une série de portraits en pied qui n’appartient au classicisme que par le genre. Plus significativement encore, Munch donne dans les années 1920-30 d’intéressantes variations sur la mélancolie qui ont manqué à l’exposition du Grand Palais.
Le thème de la mélancolie résume ou domine en fin de compte l'œuvre de Munch. Le peintre n'avait pas nécessairement le modèle de Dürer en tête ; c'est son esprit qui vivait sous l'emprise de ce qu'on n'appelait pas encore la dépression. La maladie était son tourment, mais elle lui était aussi un refuge contre les exigences et les déceptions de la vie sociale. Mieux que sa signature, elle fut le salut de son art.
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mercredi, 05 mai 2010
Un monde de vanités
Dans la dernière exposition au musée Maillol, la vanité est entendue de manière exclusive comme la représentation d’un crâne. Cette conception, pour rigoureuse qu’elle soit, n’en est pas moins trop restrictive et paradoxalement extensive. La seule représentation d’un crâne fait-elle la vanité ? A l’inverse, une nature morte sans crâne ne mérite-t-elle pas cette qualification ? Autre problème : les œuvres sont présentées selon une chronologie à rebours. Le parti pris est contestable, mais il peut se défendre avec le retour du genre dans l’art contemporain.
Une grande place est faite à Damien Hirst et à ses crânes conçus dans des matières peu communes – notamment celui recouvert de mouches et de résine. Moins saisissant, mais assez étrange tout de même, un crâne transpercé de deux couteaux de cuisine et, dans les orbites des yeux bouchées par des coquillages, de deux aiguilles à tricoter est placé au centre d’un disque blanc supposément solaire. Qu’a voulu représenter l’artiste ? Le titre répond : La Mort de Dieu. La vanité ici serait plutôt comme une crucifixion postmoderne. En matière de crucifixion, on peut préférer l’Ecce homo de Delvaux que l’exposition donne aussi à voir. Un Christ en croix est environné par des squelettes vivants dans une lumière grise. Il est crucifié, mais en chair ; ils sont vivants, mais sans chair. Le chiasme symboliquement se comprend.
Extension de la vanité par le motif du crâne, mais aussi dans le temps. L’exposition fait remonter le genre né entre le XVIe et le XVIIe siècle dans ses deux manières, la méditation et la nature morte, jusqu’au Memento mori des mosaïques de Pompéi. Il n’y a pas lieu de s’en offusquer. Après tout, la vanité n’a pas d’autre fonction que cet antique rappel de la finitude. Mais un autre territoire se trouve annexé à la vanité : celui de la mélancolie. Un beau tableau de Fetti que l’on avait vu dans la remarquable exposition organisée par Jean Clair se retrouve ici, raccroché au thème de la vanité par la présence d’un crâne.
Plus près de la vision fantastique que de la simple vanité est le Memento mori de Giovanni Martinelli. La mort représentée sous la forme d’un squelette portant un sablier fait irruption au milieu d’un dîner. Il faut voir le mouvement d’effroi qui saisit les convives. L’un d’entre eux signifie par un geste de la main qu’il n’est pas concerné. Un autre sur l’épaule duquel la main de la mort s’est posée semble dire : « Quoi ? Mais cela ne peut être moi ! » Une autre vision saisissante, bien que moins fantastique : Saint Jérôme en méditation de Pietro Paolini. Le saint lit à sa table de travail, où apparaît un crâne entre des papiers épars, dans une obscurité inquiétante.
Assez logiquement, la vanité voisine avec la mystique. Georges de La Tour a peint un saint François d’Assise en pleine extase, à moins que ce ne soit une crise de doute comme en témoigne le crâne qu’il serre entre ses mains. Zurbarán, de son côté, a représenté un moine en bure agenouillé pour la prière tenant sur ses mains jointes un crâne. Le moine essaie-t-il de surmonter le chagrin ou la peur de la mort par la prière ? En tout cas, cette œuvre magnifique à la fois par son plan géométrique et le traitement des ombres et de la lumière constitue le clou de l’exposition.
Avec la déchristianisation de la société, la vanité a disparu quelque peu de la scène artistique en dépit des Trois crânes de Géricault. Des explications murales font commencer une nouvelle ère de la vanité avec un tableau de Cézanne. Mais ce sont deux autres tableaux surréalistes qui retiennent l’attention : La Complexité du vampire de Clovis Trouille, qui montre une Gitane prostrée sous une guillotine sanguinolente rêvant à des têtes décapitées, et le Quasimodo genitis de Max Ernst, qui laisse voir des squelettes dans les plis d’un rideau sous une lune voilée.
Au sortir de la Guerre, la vanité mélancolique a laissé la place à une vanité d’après la catastrophe. Une composition de Buffet représente un homme nu et décharné dans une lumière grise comme de retour d’un camp de concentration. La mélancolie revient néanmoins dans un tableau de Jean Hélion qui représente une femme charnue couchée sur une table baignant dans une lumière du Midi. Mais il s’agit d’une parenthèse ensoleillée dans un monde désormais voué au grand macabre à l’image des crânes de Damien Hirst qui viendront plus tard.
22:26 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : mélancolie, histoire de l'art
vendredi, 30 octobre 2009
Des rivalités vénitiennes au Louvre
Une belle exposition temporaire qui, mettant en regard les grands peintres du XVIe siècle vénitien, fait ressortir les influences et différences entre eux. Titien apparaît comme le grand maître que les autres, Tintoret puis Véronèse, imitent avant de s’en démarquer. Il reste un maître incomparable pour le portrait de cour où il allie la finesse des traits à la magnificence des couleurs. Son œuvre demeure un modèle indépassable pour certains sujets comme la Vénus au miroir, même s’ils donnent lieu à de passionnantes variations du Tintoret et de Véronèse. Il est d’autres sujets néanmoins, comme les pèlerins d’Emmaüs, qui permettent à Véronèse de déployer tout son talent de peintre décorateur et d’égaler, sinon de dépasser, Titien par la richesse et la puissance du traitement.
Il faudrait encore mentionner les scènes du baptême du Christ ou de la solitude de saint Jérôme où les trois grands peintres rivalisent de mysticisme, sans que le plus mystique d’entre eux – Tintoret – l’emporte toujours, et celle du viol de Lucrèce par Tarquin, où ils se distinguent par l’accent mis sur la violence ou la sensualité. Mais il serait injuste de n’évoquer que les trois grands sans faire mention des autres peintres exposés, qu’il s’agisse de Giorgione, l’artiste théoricien de la peinture, ou Bassano, dont le double mérite tient à la remarquable technique du luminisme, préfigurant le clair-obscur, et à la promotion de l’animal comme sujet à part entière dans la peinture (Deux chiens de chassé liés à une souche).
00:31 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : tintoret, histoire de l'art
samedi, 12 septembre 2009
Art et puissance
L’histoire des arts a des liens étroits avec celle de la puissance, particulièrement pour la peinture. La peinture serait-elle plus que la musique l’art des puissants ? L’art des puissants ou l’art de la prospérité : songeons en particulier à la peinture italienne ou à la flamande, puis à l’hollandaise. A la fin du XVIIIe siècle, une grande peinture anglaise est née avec la révolution industrielle. Au début du XXe siècle, le retour de l’Allemagne au premier plan en peinture a coïncidé avec l’apogée de sa puissance industrielle. Et que dire de la peinture américaine après 1945 ?
23:00 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : histoire de l'art
lundi, 25 mai 2009
La Métaphysique antiquisante de Giorgio De Chirico
De Chirico est « l’animateur de la centrale d’énergie métaphysique », selon le mot de Paul Guilhaume. La métaphysique renvoie ici, non à un autre monde, mais à une autre réalité, se situant entre le rêve et la convalescence. La peinture est seulement le moyen de son dévoilement.
Très tôt, la métaphysique de De Chirico trouve son lieu symbolique : une vaste place entouré de portiques avec en son centre une statue représentant à l’antique un personnage allongé dans une lumière post-méridienne (La Méditation ou la méditation automnale, 1912). Cette peinture dite métaphysique est née de la rencontre de la poésie d’Apollinaire avec la nostalgie de l’Italie renaissante (et, spécialement, de la « ville carrée » de Ferrare).
Il y a chez De Chirico à la fois de la transparence et du mystère. Certaines de ses œuvres se présentent même comme des énigmes à résoudre. Ainsi L’Enigme de l’horloge (1911) : l’heure indiquée par l’horloge correspond-elle à la lumière du jour ? De même, L’Enigme d’un jour (1914) : l’homme vu de dos dressé sur un piédestal est-il un personnage vivant ou une statue ? D’autres tableaux ont l’apparence d’un casse-tête à l’image du bric-à-brac d’Intérieur métaphysique (une grande usine), qui peut se comprendre d’une façon proprement surréaliste comme le rêve d’usine d’un atelier. Chez De Chirico, le mystère tient principalement dans le rapport de l'être avec le temps.
Arrive le tournant du classicisme dès les années 1920. Des correspondances poétiques ou symboliques apparaissent entre De Chirico et Magritte, qu’il s’agisse des Jeux terribles (1925), où un mannequin assis portant un amas de jouets rappelle L’Art de la conversation, ou encore de la série sur les bains mystérieux, dont les personnages figés paraissent sortir de l’univers du maître belge du surréalisme. L’humanité est statufiée à la ressemblance des dieux antiques.
Il est encore pour De Chirico une autre manière d’être classique, qu’il ne cessera de reprendre par la suite, en se considérant lui-même comme un classique et en s’imitant lui-même ou en revisitant sa première peinture métaphysique. Une évolution se dessine néanmoins à travers la présence de mannequins qui remplacent les modèles et éclipsent les statues. Ces mannequins reproduisent les gestes des hommes (La Comédie et la Tragédie, 1926) ou contemplent un tableau représentant un paysage dans une belle inversion symbolique entre artifice et nature (Le Peintre paysagiste, 1930).
Le néo-classicisme de De Chirico est à chercher du côté des paysages, des natures mortes et surtout des autoportraits peints à la manière des grands maîtres. Une belle série datant des années 1940 montre le peintre dans une posture aristocratique sous une lumière et des couleurs tour à tour florentines, vénitiennes et flamandes. Il pousse sinistrement l’autoportrait jusqu’à la représentation posthume de lui-même sous des traits cireux ou cendrés. Tout cela en dit long à la fois sur les explorations désespérées et les obsessions mortifères du peintre.
Après cette mort symbolique, De Chirico ne peut que renaître à lui-même, en revenant à sa première manière. Il reprend les œuvres de sa période métaphysique en y apportant de nouvelles touches, témoins d’une vie longue. Il propose de nouvelles séries sur les places d’Italie, les mannequins et les bains mystérieux, parfois en croisant ces différents thèmes. On pourrait dire qu’à vouloir désacraliser l’art par la duplication ou la démultiplication, il est tombé dans une nouvelle fétichisation de l’art (le travers de Warhol). En vérité, l’artiste est à la recherche d’une synthèse de son art.
Comme à la fin d’une odyssée, De Chirico en vient à représenter son parcours artistique sous les traits d’un nouvel Ulysse faisant de la barque dans sa chambre et allant d’un vieux tableau peint par lui-même à une fenêtre ouverte sur un temple antique (Le Retour d’Ulysse, 1968). Ce qui conduit à penser que la métaphysique de De Chirico est au fond, comme chez Heidegger, une nostalgie de l'Etre parménidien.
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dimanche, 20 janvier 2008
La Politesse de l'art
Il y a un art de la politesse, mais il y a aussi une politesse de l’art. Sous l’Ancien Régime, l'art était une forme sublimée de la politesse. Le XIXe siècle a vu le passage d’un art fondé sur la politesse à l’impolitesse faite art. L’impolitesse est devenue effronterie ou provocation au XXe siècle.
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dimanche, 29 octobre 2006
Histoires de peinture
La peinture italienne : un long été suivi d’un bel automne. La peinture flamande : un beau printemps suivi d’un lourd été. La peinture allemande : une histoire à trois temps comme un triptyque gothique. La peinture hollandaise : un âge d’or et un héros moderne. La peinture espagnole : deux âges d’or séparés par un génie noir. La peinture anglaise : deux âges d’argent suivis d’un âge de bronze. La peinture française : une longue ascension achevée en moderne apothéose. La peinture américaine : une divertissante postface, la fin de la peinture.
23:25 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : histoire de l'art
dimanche, 25 juin 2006
La Tristesse cachée de Bonnard
On pourrait être tenté de voir en Bonnard le peintre du bonheur, des plaisirs ordinaires, nés des petits rites de la vie. C’est tout le contraire : il est le peintre de la solitude, de la tristesse inexprimée, de l’ennui né de la répétition.
L’un des premiers nus de Bonnard, intitulé L’homme et la femme, sépare les sexes après l’amour jusqu’à donner l’apparence d’un diptyque. La longue série des Nus à la toilette fait ensuite de la salle de bains le lieu de la solitude, de la solitude féminine, jamais de la communion des sexes. La sensualité n’est certes pas absente de ces tableaux ; mais il y a dans les torsions du corps à la toilette, dont le visage est toujours caché, quelque chose de la tâche répétitive et non du rituel érotique. La toilette acquiert seulement une dimension sacrale dans l’ultime série, plutôt sombre, d’une femme au bain, la baignoire tenant à la fois du cocon et du tombeau.
A l’opposé de la tristesse semblent être des œuvres ayant pour thème principal la nature. Certaines, d’inspiration païenne ou mythologique, dénonceraient un esprit épicurien voire dionysiaque à l’image des tableaux sur les saisons. D’autres pourtant renferment une mélancolie secrète, à peine soupçonnable, comme La Salle à manger à la campagne, aux éclatantes nuances de rouge, de jaune et de vert. Le bonheur qui s’en dégage est un bonheur extérieur, éphémère, presque accidentel. L’intemporalité des personnages contraste avec la temporalité de la lumière. On voudrait croire à une félicité complète, mais ce n’est qu’un instantané de bonheur.
Dans l’évolution de Bonnard, il y a un dévoilement plus qu’un changement. L’âme sombre du peintre peu à peu se découvre. L’équilibre entre plaisir des sens et mélancolie intérieure se rompt, la tristesse affleure partout. Les lignes surgissent, les couleurs se voilent et s’assombrissent. La série des autoportraits anticipe ce mouvement, à travers notamment l’Autoportrait à contre-jour, qui est l’image même de la mélancolie. Au bout du compte, particulièrement dans L’Atelier du mimosa, la mélancolie se fait désespoir.
Le paradoxe demeure d’un peintre profond qui tient la surface des choses pour le sujet principal de la peinture. Bonnard, qui vit dans un monde de sensations et non d’idées, recherche avant tout la séduction, le saisissement par la couleur. On pourrait le prendre pour un peintre superficiel s’il n’y avait du secret chez lui, du non-dit, du non-peint. Au fond, son parti pris artistique n’est peut-être qu’un point de vue philosophique qui ne laisse aucune place à l’espérance : pour Bonnard, on le sent, il n’est pas d’autre monde que celui-ci.
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dimanche, 08 janvier 2006
La Mélancolie, entre fascination et déception
L’exposition du Grand Palais (La Mélancolie - Génie et folie en Occident), due à Jean Clair, commence par l’Antiquité et des stèles funéraires grecques et romaines : la mélancolie avant tout est la pensée de la mort. L’attitude caractéristique du mélancolique (un personnage assis, la tête appuyée sur une main) apparaît déjà. On la retrouve aussi dans une statue de l’époque d’Auguste représentant Ajax. Le lien aristotélicien entre génie et mélancolie est ici figuré par un héros homérique.
La mélancolie ensuite devient péché sous le nom d’acédie. Un tableau en vignettes de Konrad Dinckmuth illustre les sept péchés capitaux, parmi lesquels figure l’acédie en lieu et place de la paresse, et leurs châtiments spécifiques. La chronologie est bouleversée par la présence d’une œuvre de Monsù Desiderio qui représente le châtiment suprême : une cathédrale creuse découvre des enfers inondés où tombe une foultitude de damnés sous le regard de deux divinités païennes. Ce qui pouvait se concevoir pour Monsù Desiderio se conçoit moins pour Max Ernst dont L’Ange du foyer illustre d’une manière bien incertaine le démon de midi qui tente l’acédique.
L’acédie est surtout figurée par la tentation de saint Antoine. Un tableau attribué à Bosch, mais bien dans son style, montre un saint Antoine recroquevillé sur lui-même, feignant d’ignorer les étrangetés qui l'environnent : un archer sortant d’un œuf, un singe avec une tête d’homme, une grenouille surmontée d’une voile de bateau, une araignée coiffée d’un casque, un homme avec un entonnoir dans l’anus qui entre dans un sac, des chauves-souris qui manipulent une catapulte et d’autres personnages animaliers qui mettent le feu à une église et en démontent le clocher. Schongauer donne à voir un Saint Antoine tourmenté par les démons, des bêtes à longues pattes qui le tiraillent en tous sens. Pour Cranach l’ancien, l’ermite finit par se confondre avec l’arbre sur lequel il repose et les démons, épousant les formes de la ramure, qui le tourmentent.
Assurément, Dürer apparaît comme le maître de la mélancolie avec Le Chevalier, la mort et le diable, Saint Jérôme, L’homme de douleur, Le Songe du Docteur ou la tentation du paresseux et la fameuse Melencolia I. Le mystère plane sur le personnage de la gravure (ange ou homme ? homme ou femme ?) et son regard tourné vers un ciel incertain – généralement, le regard du mélancolique ne quitte pas l’horizon de la terre. Mais ce n’est plus un saint ou un moine comme l’était l’acédique du Moyen Age, et la surcharge des instruments de mesure dénonce l’insatisfaction plus que la paresse de l’esprit humain. Chez Cranach l’ancien, le sujet de la mélancolie n’est pas non plus un homme de foi, mais une femme à la fois tentatrice et tentée, qui rêveusement, érotiquement faudrait-il dire, taille une branche d’arbre.
Dominante sous la Renaissance, une conception ambivalente de la mélancolie (génie ou folie), due en particulier au philosophe néo-platonicien Ficin, est illustrée par des tableaux de Bramante (Héraclite et Démocrite), Giorgione (Double portrait) et surtout Ghisi qui, dans son Rêve de Raphaël, montre bien toute cette ambivalence : Raphaël, bien qu’assiégé par des démons, peut compter sur la présence d’une nymphe qui viendra peut-être le sauver. Un regret toutefois : l’image de Raphaël est bien là, mais aucune de ses œuvres – la grande peinture italienne, qui sait être ô combien mélancolique, manque à l’exposition. La sérénité dans la mélancolie qu’eût pu illustrer une œuvre de Mantegna ou de Léonard l’est par celle de l’Anglais Hilliard : l’ironique portrait de Henry Percy, neuvième comte de Northumberland, que l’on voit allongé, accoudé, désinvolte, sur le gazon de son jardin.
La mélancolie n’en continue pas moins de voisiner avec le fantastique. Le cortège des démons et des sorcières est rejoint par Saturne (Baldung Grien), le loup-garou (Cranach l’ancien), un Nabuchodonosor bestial (Blake) et de monstrueux cannibales (Goya). La chronologie est une nouvelle fois bouleversée par une division en chapitres pour partie artificielle. Intitulée « Les enfants de Saturne », cette section permet certes de relier la Renaissance au Classicisme, mais en poussant ce dernier jusqu’à des peintres (Blake notamment) qu’on aurait vus plutôt parmi les préromantiques.
A l’âge classique, la mort redevient l’objet principal de la mélancolie, qu’elle prenne la forme de vanités peintes ou de coffrets funéraires. Une sombre et belle vanité attribuée à Philippe de Champaigne retient entre toutes l’attention. Mais c’est une œuvre de Domenico Fetti (La Mélancolie) qu’on jugera peut-être la plus significative : un homme agenouillé, accablé de chagrin, médite sur un crâne, le bras posé sur un livre qui peut être sacré. Magnifique aussi est La Madeleine à la veilleuse, un tableau en clair-obscur de Georges de La Tour, dont la méditation sur la mort est plus mélancolique que tragique.
Le Siècle des Lumières adoucit la mélancolie sans perdre de vue l’horizon de la mort. Avec Les Cousines de Watteau notamment, la peinture française lui donne un charme nouveau qui annonce le romantisme sans en avoir le fond morbide. Mais le préromantique Füssli unit dans la mélancolie la mort et la folie : son saisissant Ezzelin Bracciafino devant Meduna qu’il a tuée pour son infidélité lorsqu’il était absent en Terre sainte suggère le suicide après le crime. Plus largement, la mort revient en force au tournant du siècle avec les belles œuvres néo-classiques de Jacques Sablet (Elégie romaine, dite encore Double portrait au cimetière protestant de Rome) et de Pierre Henri de Valenciennes (L’Eruption du Vésuve arrivée le 24 août de l’an 79 après J.-C.).
Avec Friedrich commencent le romantisme et un nouvel âge de la mélancolie. La mort se cache derrière le sentiment du vide, la mélancolie se fait plus métaphysique que psychologique. L’une des œuvres phares de Friedrich, Le Moine devant la mer, une silhouette perdue dans l’immensité d’un paysage tourmenté, pourrait servir d’illustration à la philosophie de Kierkegaard. Des gravures du grand peintre romantique allemand montrent toute l’étendue de son art, en particulier sa Femme au bord du gouffre qui confirme sa conception existentialiste de la mélancolie. Le désespoir n’est jamais loin de la mélancolie comme en témoignent aussi les œuvres des Anglais John Martin (Le Dernier homme – une figure ici plus christique que nietzschéenne avant la lettre) et Henry Wallis (La mort de Chatterton), mais les limites du sujet sont-elles respectées ?
Tout le long du XIXe siècle, les maîtres français traitent la mélancolie, tantôt sur le mode de la désolation (La Tempête ou l’épave de Géricault), tantôt sur celui de la rêverie (La Mélancolie de Corot). Peu représenté, l’impressionnisme eût mérité de l’être plus tant ses liens avec une vision mélancolique du monde paraissent évidents. Le symbolisme a plus de chance : Böcklin supplée à l’absence de Moreau avec l’une de ses belles versions de L’Ile des morts. Et puis l’exposition permet de découvrir les sombres tableaux de l’Allemand Franz von Stück (Lucifer, L’Enfer), qui a une parenté avec Odilon Redon, présent quant à lui avec des œuvres mineures.
Le XXe siècle symboliquement s’ouvre sur un tableau de l’Américain Eakins, Le Penseur, qui rappelle moins Rodin qu’il n’annonce Hopper et ses belles représentations de la mélancolie moderne, fille de la solitude urbaine (Cinéma à New York, Une femme au soleil). Mais avant Hopper, l’Europe mieux que l’Amérique reste le continent de la mélancolie. Munch en donne sa version (Melancolia III), un personnage noyé dans des ombres crépusculaires, qui est là pour illustrer l’assimilation alors nouvelle de la mélancolie à la dépression. Dans l’entre-deux-guerres, les peintures allemande et italienne semblent premières dans une représentation moderniste voire futuriste de la mélancolie : Dix (Mélancolie) et Grosz (Le Malade d’amour) rivalisent de talent avec Sironi (Femme et paysage) et De Chirico (Les Jeux terribles). Entre l’Antiquité et la Modernité, la mélancolie s’est comme retournée : le tombeau vide de De Chirico (cf. Mélancolie) a succédé au vide sans sépulture que redoutaient les Anciens.
C’est étonnant et c’est injuste : la peinture française est quasiment absente de la salle consacrée au XXe siècle. Au bout du compte, une œuvre triomphe (de l’Australien Ron Mueck), une sculpture représentant un géant nu, assis et prostré. La résine de polyester dont elle est faite lui donne un incroyable air de vérité. L’œuvre est dite Sans titre, mais elle est symbolique à plus d’un titre. Elle inaugure le XXIe siècle d’une manière qu’on jugera inquiétante ou grotesque.
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