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dimanche, 20 juin 2021

Tempêtes et naufrages

Le musée de la Vie romantique donne à voir l’évolution de la représentation de la tempête dans la peinture européenne de Rubens à Boudin, en passant par Vernet, Valenciennes, Isabey, Turner, Martin et Courbet. Cette évolution est marquée par trois moments clés qui sont aussi des tournants philosophiques ou politiques : la naissance du naufrage comme un genre se détachant de la peinture d’histoire au siècle des Lumières, la dramatisation du naufrage qui fait ressortir la toute-puissance de la nature à l’âge romantique et la sentimentalisation du naufrage à travers la figuration des victimes (influence du socialisme ou du catholicisme social ?) dans la seconde moitié du XIXe siècle.

D’une certaine façon, il y a trois registres ou trois genres en un pour le naufrage : le tragique, le dramatique et le pathétique. En tout cas, on voit bien que l’art de Joseph Vernet consiste à enfermer la mer dans un cadre classique, comparable au théâtre du même nom, tandis que Courbet ou Boudin font éclater ce cadre pour la représenter dans toute la matérialité de ses éléments (le grain, l’écume et l’écueil). De même, la place de l’homme qui reste minuscule dans le naufrage vu par Vernet, Isabey ou Garneray grandit jusqu’à devenir essentielle en éclipsant le phénomène naturel de la tempête comme chez Géricault, Feyen-Perrin ou Luminais. Un humanitarisme esthétisant finit par l’emporter sur l'esthétisation d'une nature déchaînée.

20:32 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : histoire de l'art

jeudi, 22 octobre 2020

Altdorfer ou l'autonomisation du paysage

L'exposition consacrée à Altdorfer par le musée du Louvre, en partenariat avec l'Albertina, donne à voir surtout des dessins et des gravures du contemporain de Dürer. On peut y voir toute la maîtrise d’un peintre qui était avant tout un dessinateur de grand talent. La finesse du trait, la minutie apportée au détail et un certain sens de la dramaturgie donnent des œuvres délicates et frappantes comme sa série intitulée Chute et Rédemption de l’humanité.

Sans doute Altdorfer travaillait-il sous la double influence de Mantegna et de Dürer ; mais entre ces deux maîtres plus grands que lui, il est parvenu à suivre une voie originale faite de la recherche d’angles inédits et même hardis comme dans sa version de L’Annonce à Joachim ou encore son Annonciation, où l’archange Gabriel est vu de dos et non de profil.

Deux éléments caractérisent la manière d'Altdorfer : d’une part, la décentration des personnages et, en particulier, le recours à une ligne diagonale pour partager l’espace ; d’autre part, l’importance du paysage, qui, loin d’être seulement un décor, est un monde en soi, plus réel qu’idéalisé, qu’il soit habité ou non par des personnages, ce qui marque dans l’histoire de la peinture les débuts du paysage autonome.

Peu de tableaux sont présentés dans l’exposition et ceux qui le sont témoignent d’un certain archaïsme dans le choix des sujets ou leur traitement (hors de La Bataille de Charlemagne) ; mais la Crucifixion, avec des éléments gothiques ou archaïques (comme le fond d’or), est tout à fait remarquable par la multiplicité des personnages et les couleurs vives des drapés qui enveloppent ceux du premier plan. Elle offre une belle synthèse de la sensibilité germanique et des influences venues d’Italie. On pourrait également le dire de certaines œuvres de Dürer ; mais Altdorfer apporte une touche supplémentaire en ouvrant la voie à la démythification ou à la naturalisation de l’espace pictural.

14:09 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : histoire de l'art

jeudi, 29 août 2019

Les dessins de Weimar, au croisement de deux romantismes

Une exposition sur l’Allemagne romantique au Petit Palais permet de découvrir d’excellents peintres paysagistes allemands, contemporains de Goethe, comme Kobell qui a dessiné une série de paysages stylisés en variant la présence de l’élément humain entre mythologie et réalisme ou Horny qui s’est attaché à représenter une campagne italienne intemporelle et idéalisée. Mais les artistes germaniques de premier rang sont également présents : une série d’études de têtes et de portraits littéraires rappelle l’importance de Füssli dans l’élaboration d’un romantisme noir ; une petite sélection de dessins de Friedrich se détache des autres œuvres exposées – mis à part le fascinant Paysage avec grotte, tombeaux et ruines au clair de lune de Kobell – par leur lumière rase et comme post-apocalyptique (voir le sublime Pèlerinage au soleil couchant).

Aucun des peintres du romantisme tardif ou du mouvement des Nazaréens, pas même Overbeck, son chef de file, ne l’égale. On peut apprécier la rigueur pâle et christique des portraits les plus caractéristiques dudit mouvement ou les scènes bibliques très italiennisantes de Schnorr von Carolsfeld (L’homme riche et le pauvre Lazare) ou encore de von Schadow (La Mise au tombeau), mais aussi se demander ce que ces artistes ont ajouté à la manière de Dürer ou de Raphaël. On cherche le véritable renouveau de la peinture allemande qu’ils étaient censés incarner, même dans les œuvres les plus germanisantes qui empruntent au Moyen Age gothique ou au cycle des Nibelungen.

23:33 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : histoire de l'art

dimanche, 07 avril 2019

Du bel orientalisme à Marmottan

Tout commence par Ingres et sa Petite baigneuse qui donne le la de l’exposition, puisque s’y trouvent réunis tous les éléments d’un orientalisme intérieur : sensualité, enfermement et mystère ; mais on voit un demi-siècle plus tard le chemin qu’a parcouru cet orientalisme à travers Le Massage, scène de hammam d’Edouard Debas-Ponsan où les trois éléments se fondent dans la représentation d’un fantasme sexuel (une femme nue allongée sur le ventre est massée par une Nubienne aux seins nus).

Mais il est un autre orientalisme, extérieur cette fois, qui se caractérise par le désert, la désolation et la lumière, dont l’un des peintres les plus remarquables est Eugène Fromentin, comme dans sa Rue Bab-el-Gharbi à Laghouat où des personnages allongés à l’ombre d’une grande lumière font penser à des corps au repos aussi bien qu’à des cadavres après un massacre.

Deux orientalismes s’opposent ainsi, l’un centré sur la figure, l’autre sur le paysage, tendus respectivement vers la géométrie et la lumière. Pourtant, les deux orientalismes finissent par se rejoindre en suivant la voie de la liberté ou de la simplification des formes dans une sorte de pré-abstraction, comme dans Oriental de Kandinsky, qui est un bel assemblage de couleurs, ou Minaret à Sidi Bou Saïd de Marquet, où le bord de mer devient une réalité à deux dimensions. L’Orient qui était un autre monde n’est plus qu’un objet comme un autre pour un Occident reconstructeur ou déconstructeur de formes.

11:08 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : histoire de l'art

lundi, 02 avril 2018

De la singularité du Tintoret dans l'école vénitienne

L’intérêt de l’exposition du musée du Luxembourg se trouve dans son titre même : Tintoret, la naissance d’un génie. Ou comment l’un des trois grands de la peinture vénitienne du Cinquecento s’est tôt distingué des maîtres de son temps – Titien en particulier – et de ses modèles avoués – Michel-Ange notamment – par sa manière plus que par le choix de ses sujets.

Pour se démarquer de la peinture officielle – avant de finir par l’incarner à son tour, il a pris le parti de la rapidité d’exécution, du décentrement du sujet ou encore de la vue en contreplongée (dans les scènes dramatiques surtout, comme dans Jupiter et Sémélé ou Judith et Holopherne). Même pour l’art du portrait, il a privilégié le trois-quarts et surtout le fond noir afin de se concentrer sur le visage ou l’œil, dans lequel se réfléchit la lumière et où se révèle le fond de l'âme. Rien à voir avec la solennité des portraits de cour peints par Titien ou même Véronèse.

Il y a chez le Tintoret (Tintoretto : le petit teinturier) la recherche d’une vérité qui ne passe pas simplement par le dessin ou la couleur, mais par une géométrie désaxée (Jésus parmi les docteurs), une perspective en diagonale (Le Christ et la femme adultère) ou un raccourci en biais (La Princesse, saint Georges et saint Louis). Assurément, il a fait, comme les autres grands peintres de l’âge d’or vénitien, la transition entre la Renaissance et la période baroque ; mais il a fait mieux encore, en marquant une étape dans l’évolution de la peinture vers une plus grande liberté du trait, sinon du sujet.

13:11 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : histoire de l'art, tintoret

mercredi, 05 mai 2010

Un monde de vanités

Dans la dernière exposition au musée Maillol, la vanité est entendue de manière exclusive comme la représentation d’un crâne. Cette conception, pour rigoureuse qu’elle soit, n’en est pas moins trop restrictive et paradoxalement extensive. La seule représentation d’un crâne fait-elle la vanité ? A l’inverse, une  nature morte sans crâne ne mérite-t-elle pas cette qualification ? Autre problème : les œuvres sont présentées selon une chronologie à rebours. Le parti pris est contestable, mais il peut se défendre avec le retour du genre dans l’art contemporain.

Une grande place est faite à Damien Hirst et à ses crânes conçus dans des matières peu communes – notamment celui recouvert de mouches et de résine. Moins saisissant, mais assez étrange tout de même, un crâne transpercé de deux couteaux de cuisine et, dans les orbites des yeux bouchées par des coquillages, de deux aiguilles à tricoter est placé au centre d’un disque blanc supposément solaire. Qu’a voulu représenter l’artiste ? Le titre répond : La Mort de Dieu. La vanité ici serait plutôt comme une crucifixion postmoderne. En matière de crucifixion, on peut préférer l’Ecce homo de Delvaux que l’exposition donne aussi à voir. Un Christ en croix est environné par des squelettes vivants dans une lumière grise. Il est crucifié, mais en chair ; ils sont vivants, mais sans chair. Le chiasme symboliquement se comprend.

Extension de la vanité par le motif du crâne, mais aussi dans le temps. L’exposition fait remonter le genre né entre le XVIe et le XVIIe siècle dans ses deux manières, la méditation et la nature morte, jusqu’au Memento mori des mosaïques de Pompéi. Il n’y a pas lieu de s’en offusquer. Après tout, la vanité n’a pas d’autre fonction que cet antique rappel de la finitude. Mais un autre territoire se trouve annexé à la vanité : celui de la mélancolie. Un beau tableau de Fetti que l’on avait vu dans la remarquable exposition organisée par Jean Clair se retrouve ici, raccroché au thème de la vanité par la présence d’un crâne.

Plus près de la vision fantastique que de la simple vanité est le Memento mori de Giovanni Martinelli. La mort représentée sous la forme d’un squelette portant un sablier fait irruption au milieu d’un dîner. Il faut voir le mouvement d’effroi qui saisit les convives. L’un d’entre eux signifie par un geste de la main qu’il n’est pas concerné. Un autre sur l’épaule duquel la main de la mort s’est posée semble dire : « Quoi ? Mais cela ne peut être moi ! » Une autre vision saisissante, bien que moins fantastique : Saint Jérôme en méditation de Pietro Paolini. Le saint lit à sa table de travail, où apparaît un crâne entre des papiers épars, dans une obscurité inquiétante.

Assez logiquement, la vanité voisine avec la mystique. Georges de La Tour a peint un saint François d’Assise en pleine extase, à moins que ce ne soit une crise de doute comme en témoigne le crâne qu’il serre entre ses mains. Zurbarán, de son côté, a représenté un moine en bure agenouillé pour la prière tenant sur ses mains jointes un crâne. Le moine essaie-t-il de surmonter le chagrin ou la peur de la mort par la prière ? En tout cas, cette œuvre magnifique à la fois par son plan géométrique et le traitement des ombres et de la lumière constitue le clou de l’exposition.

Avec la déchristianisation de la société, la vanité a disparu quelque peu de la scène artistique en dépit des Trois crânes de Géricault. Des explications murales font commencer une nouvelle ère de la vanité avec un tableau de Cézanne. Mais ce sont deux autres tableaux surréalistes qui retiennent l’attention : La Complexité du vampire de Clovis Trouille, qui montre une Gitane prostrée sous une guillotine sanguinolente rêvant à des têtes décapitées, et le Quasimodo genitis de Max Ernst, qui laisse voir des squelettes dans les plis d’un rideau sous une lune voilée.

Au sortir de la Guerre, la vanité mélancolique a laissé la place à une vanité d’après la catastrophe. Une composition de Buffet représente un homme nu et décharné dans une lumière grise comme de retour d’un camp de concentration. La mélancolie revient néanmoins dans un tableau de Jean Hélion qui représente une femme charnue couchée sur une table baignant dans une lumière du Midi. Mais il s’agit d’une parenthèse ensoleillée dans un monde désormais voué au grand macabre à l’image des crânes de Damien Hirst qui viendront plus tard.

22:26 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : mélancolie, histoire de l'art

vendredi, 30 octobre 2009

Des rivalités vénitiennes au Louvre

Une belle exposition temporaire qui, mettant en regard les grands peintres du XVIe siècle vénitien, fait ressortir les influences et différences entre eux. Titien apparaît comme le grand maître que les autres, Tintoret puis Véronèse, imitent avant de s’en démarquer. Il reste un maître incomparable pour le portrait de cour où il allie la finesse des traits à la magnificence des couleurs. Son œuvre demeure un modèle indépassable pour certains sujets comme la Vénus au miroir, même s’ils donnent lieu à de passionnantes variations du Tintoret et de Véronèse. Il est d’autres sujets néanmoins, comme les pèlerins d’Emmaüs, qui permettent à Véronèse de déployer tout son talent de peintre décorateur et d’égaler, sinon de dépasser, Titien par la richesse et la puissance du traitement.

Il faudrait encore mentionner les scènes du baptême du Christ ou de la solitude de saint Jérôme où les trois grands peintres rivalisent de mysticisme, sans que le plus mystique d’entre eux – Tintoret – l’emporte toujours, et celle du viol de Lucrèce par Tarquin, où ils se distinguent par l’accent mis sur la violence ou la sensualité. Mais il serait injuste de n’évoquer que les trois grands sans faire mention des autres peintres exposés, qu’il s’agisse de Giorgione, l’artiste théoricien de la peinture, ou Bassano, dont le double mérite tient à la remarquable technique du luminisme, préfigurant le clair-obscur, et à la promotion de l’animal comme sujet à part entière dans la peinture (Deux chiens de chassé liés à une souche).

00:31 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : tintoret, histoire de l'art

samedi, 12 septembre 2009

Art et puissance

L’histoire des arts a des liens étroits avec celle de la puissance, particulièrement pour la peinture. La peinture serait-elle plus que la musique l’art des puissants ? L’art des puissants ou l’art de la prospérité : songeons en particulier à la peinture italienne ou à la flamande, puis à l’hollandaise. A la fin du XVIIIe siècle, une grande peinture anglaise est née avec la révolution industrielle. Au début du XXe siècle, le retour de l’Allemagne au premier plan en peinture a coïncidé avec l’apogée de sa puissance industrielle. Et que dire de la peinture américaine après 1945 ?

23:00 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : histoire de l'art

dimanche, 29 octobre 2006

Histoires de peinture

La peinture italienne : un long été suivi d’un bel automne. La peinture flamande : un beau printemps suivi d’un lourd été. La peinture allemande : une histoire à trois temps comme un triptyque gothique. La peinture hollandaise : un âge d’or et un héros moderne. La peinture espagnole : deux âges d’or séparés par un génie noir. La peinture anglaise : deux âges d’argent suivis d’un âge de bronze. La peinture française : une longue ascension achevée en moderne apothéose. La peinture américaine : une divertissante postface, la fin de la peinture.

23:25 Publié dans Beaux-arts | Lien permanent | Tags : histoire de l'art

dimanche, 08 janvier 2006

La Mélancolie, entre fascination et déception

L’exposition du Grand Palais (La Mélancolie - Génie et folie en Occident), due à Jean Clair, commence par l’Antiquité et des stèles funéraires grecques et romaines : la mélancolie avant tout est la pensée de la mort. L’attitude caractéristique du mélancolique (un personnage assis, la tête appuyée sur une main) apparaît déjà. On la retrouve aussi dans une statue de l’époque d’Auguste représentant Ajax. Le lien aristotélicien entre génie et mélancolie est ici figuré par un héros homérique.

La mélancolie ensuite devient péché sous le nom d’acédie. Un tableau en vignettes de Konrad Dinckmuth illustre les sept péchés capitaux, parmi lesquels figure l’acédie en lieu et place de la paresse, et leurs châtiments spécifiques. La chronologie est bouleversée par la présence d’une œuvre de Monsù Desiderio qui représente le châtiment suprême : une cathédrale creuse découvre des enfers inondés où tombe une foultitude de damnés sous le regard de deux divinités païennes. Ce qui pouvait se concevoir pour Monsù Desiderio se conçoit moins pour Max Ernst dont L’Ange du foyer illustre d’une manière bien incertaine le démon de midi qui tente l’acédique.

L’acédie est surtout figurée par la tentation de saint Antoine. Un tableau attribué à Bosch, mais bien dans son style, montre un saint Antoine recroquevillé sur lui-même, feignant d’ignorer les étrangetés qui l'environnent : un archer sortant d’un œuf, un singe avec une tête d’homme, une grenouille surmontée d’une voile de bateau, une araignée coiffée d’un casque, un homme avec un entonnoir dans l’anus qui entre dans un sac, des chauves-souris qui manipulent une catapulte et d’autres personnages animaliers qui mettent le feu à une église et en démontent le clocher. Schongauer donne à voir un Saint Antoine tourmenté par les démons, des bêtes à longues pattes qui le tiraillent en tous sens. Pour Cranach l’ancien, l’ermite finit par se confondre avec l’arbre sur lequel il repose et les démons, épousant les formes de la ramure, qui le tourmentent.

Assurément, Dürer apparaît comme le maître de la mélancolie avec Le Chevalier, la mort et le diable, Saint Jérôme, L’homme de douleur, Le Songe du Docteur ou la tentation du paresseux et la fameuse Melencolia I. Le mystère plane sur le personnage de la gravure (ange ou homme ? homme ou femme ?) et son regard tourné vers un ciel incertain – généralement, le regard du mélancolique ne quitte pas l’horizon de la terre. Mais ce n’est plus un saint ou un moine comme l’était l’acédique du Moyen Age, et la surcharge des instruments de mesure dénonce l’insatisfaction plus que la paresse de l’esprit humain. Chez Cranach l’ancien, le sujet de la mélancolie n’est pas non plus un homme de foi, mais une femme à la fois tentatrice et tentée, qui rêveusement, érotiquement faudrait-il dire, taille une branche d’arbre.

Dominante sous la Renaissance, une conception ambivalente de la mélancolie (génie ou folie), due en particulier au philosophe néo-platonicien Ficin, est illustrée par des tableaux de Bramante (Héraclite et Démocrite), Giorgione (Double portrait) et surtout Ghisi qui, dans son Rêve de Raphaël, montre bien toute cette ambivalence : Raphaël, bien qu’assiégé par des démons, peut compter sur la présence d’une nymphe qui viendra peut-être le sauver. Un regret toutefois : l’image de Raphaël est bien là, mais aucune de ses œuvres – la grande peinture italienne, qui sait être ô combien mélancolique, manque à l’exposition. La sérénité dans la mélancolie qu’eût pu illustrer une œuvre de Mantegna ou de Léonard l’est par celle de l’Anglais Hilliard : l’ironique portrait de Henry Percy, neuvième comte de Northumberland, que l’on voit allongé, accoudé, désinvolte, sur le gazon de son jardin.

La mélancolie n’en continue pas moins de voisiner avec le fantastique. Le cortège des démons et des sorcières est rejoint par Saturne (Baldung Grien), le loup-garou (Cranach l’ancien), un Nabuchodonosor bestial (Blake) et de monstrueux cannibales (Goya). La chronologie est une nouvelle fois bouleversée par une division en chapitres pour partie artificielle. Intitulée « Les enfants de Saturne », cette section permet certes de relier la Renaissance au Classicisme, mais en poussant ce dernier jusqu’à des peintres (Blake notamment) qu’on aurait vus plutôt parmi les préromantiques.

A l’âge classique, la mort redevient l’objet principal de la mélancolie, qu’elle prenne la forme de vanités peintes ou de coffrets funéraires. Une sombre et belle vanité attribuée à Philippe de Champaigne retient entre toutes l’attention. Mais c’est une œuvre de Domenico Fetti (La Mélancolie) qu’on jugera peut-être la plus significative : un homme agenouillé, accablé de chagrin, médite sur un crâne, le bras posé sur un livre qui peut être sacré. Magnifique aussi est La Madeleine à la veilleuse, un tableau en clair-obscur de Georges de La Tour, dont la méditation sur la mort est plus mélancolique que tragique.

Le Siècle des Lumières adoucit la mélancolie sans perdre de vue l’horizon de la mort. Avec Les Cousines de Watteau notamment, la peinture française lui donne un charme nouveau qui annonce le romantisme sans en avoir le fond morbide. Mais le préromantique Füssli unit dans la mélancolie la mort et la folie : son saisissant Ezzelin Bracciafino devant Meduna qu’il a tuée pour son infidélité lorsqu’il était absent en Terre sainte suggère le suicide après le crime. Plus largement, la mort revient en force au tournant du siècle avec les belles œuvres néo-classiques de Jacques Sablet (Elégie romaine, dite encore Double portrait au cimetière protestant de Rome) et de Pierre Henri de Valenciennes (L’Eruption du Vésuve arrivée le 24 août de l’an 79 après J.-C.).

Avec Friedrich commencent le romantisme et un nouvel âge de la mélancolie. La mort se cache derrière le sentiment du vide, la mélancolie se fait plus métaphysique que psychologique. L’une des œuvres phares de Friedrich, Le Moine devant la mer, une silhouette perdue dans l’immensité d’un paysage tourmenté, pourrait servir d’illustration à la philosophie de Kierkegaard. Des gravures du grand peintre romantique allemand montrent toute l’étendue de son art, en particulier sa Femme au bord du gouffre qui confirme sa conception existentialiste de la mélancolie. Le désespoir n’est jamais loin de la mélancolie comme en témoignent aussi les œuvres des Anglais John Martin (Le Dernier homme – une figure ici plus christique que nietzschéenne avant la lettre) et Henry Wallis (La mort de Chatterton), mais les limites du sujet sont-elles respectées ?

Tout le long du XIXe siècle, les maîtres français traitent la mélancolie, tantôt sur le mode de la désolation (La Tempête ou l’épave de Géricault), tantôt sur celui de la rêverie (La Mélancolie de Corot). Peu représenté, l’impressionnisme eût mérité de l’être plus tant ses liens avec une vision mélancolique du monde paraissent évidents. Le symbolisme a plus de chance : Böcklin supplée à l’absence de Moreau avec l’une de ses belles versions de L’Ile des morts. Et puis l’exposition permet de découvrir les sombres tableaux de l’Allemand Franz von Stück (Lucifer, L’Enfer), qui a une parenté avec Odilon Redon, présent quant à lui avec des œuvres mineures.

Le XXe siècle symboliquement s’ouvre sur un tableau de l’Américain Eakins, Le Penseur, qui rappelle moins Rodin qu’il n’annonce Hopper et ses belles représentations de la mélancolie moderne, fille de la solitude urbaine (Cinéma à New York, Une femme au soleil). Mais avant Hopper, l’Europe mieux que l’Amérique reste le continent de la mélancolie. Munch en donne sa version (Melancolia III), un personnage noyé dans des ombres crépusculaires, qui est là pour illustrer l’assimilation alors nouvelle de la mélancolie à la dépression. Dans l’entre-deux-guerres, les peintures allemande et italienne semblent premières dans une représentation moderniste voire futuriste de la mélancolie : Dix (Mélancolie) et Grosz (Le Malade d’amour) rivalisent de talent avec Sironi (Femme et paysage) et De Chirico (Les Jeux terribles). Entre l’Antiquité et la Modernité, la mélancolie s’est comme retournée : le tombeau vide de De Chirico (cf. Mélancolie) a succédé au vide sans sépulture que redoutaient les Anciens.

C’est étonnant et c’est injuste : la peinture française est quasiment absente de la salle consacrée au XXe siècle. Au bout du compte, une œuvre triomphe (de l’Australien Ron Mueck), une sculpture représentant un géant nu, assis et prostré. La résine de polyester dont elle est faite lui donne un incroyable air de vérité. L’œuvre est dite Sans titre, mais elle est symbolique à plus d’un titre. Elle inaugure le XXIe siècle d’une manière qu’on jugera inquiétante ou grotesque.