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vendredi, 25 novembre 2022

Mishima ou La Plume et le Sabre

Mishima fut un homme de plume perpétuellement tenté par le sabre.

Rêvant d’une mort héroïque, il simula pourtant un début de tuberculose pour échapper au service militaire. Contre cette honte secrète, il trouva dans la plume un recours, un secours, un salut. Jamais pourtant il ne parvint à vaincre en lui le regret des armes et le prestige du sabre.

L’imagination ne lui suffisait pas, car il y voyait une corruption de la réalité. Il avait conscience de l’artificialité de la littérature qui est une fleur impérissable par sa facticité même. Par la plume, il voulait atteindre à une beauté qui ne fût pas artificielle.

Nourrissant un complexe physique, il fit le constat après ses premiers romans – dont Confession d’un masque – que la confrontation entre une chair faible et la mort est « inadéquate jusqu’à l’absurde ». Le corps lui devint aussi important que l’esprit.

Le souci du corps l’amena à changer sa vie, mais aussi à réorienter son œuvre. Il prit conscience de ce qu’était ou devait être l’art pour lui : une forme enveloppant une force ou, mieux encore, une œuvre organique créée par une fonction de l’esprit.

Du genre intime, il passa au genre symbolique avec Le Pavillon d’or, et se mit sur la voie d’une nouvelle éthique. La beauté du monde ne réclamait plus seulement la contemplation ou la prière, mais une défense ou une participation active.

Il conçut alors l’idée d’unir l’art et la vie, le style et une éthique de l’action. Autrement dit : réconcilier l’art et l’action, comme le firent les Samouraïs à leur grande époque. Il fit d’une profonde tentation du néant une morale doublée d’une politique.

Le voisinage tranquille ou intranquille avec la mort était déjà au cœur de son œuvre. Des succès et des insuccès laissèrent en lui un vide dont a bien parlé Yourcenar. Dans les dernières années de sa vie, tout se tendit vers une mort volontaire et sacrificielle.

Le projet d’une conspiration lui en fournit, mieux que le prétexte, l’argument. Après l’avoir imaginé dans des fictions historiques (comme Chevaux échappés), il se mit à vouloir l’exécuter avec des membres de la Société du Bouclier qu’il avait créée pour défendre l’Empereur.

Le but avoué était de relever un Japon tombé dans l’ivresse de l’argent et la satisfaction du ventre plein. Et pour cela, Mishima était prêt à faire le sacrifice de sa vie (par seppuku), c’est-à-dire se tuer pour exister – plus hautement – comme il l’écrivit dans Le Soleil et l’Acier.

Il tenta en vain de soulever une armée japonaise réduite à ses acquêts américains. Sous les cris et les quolibets, il appela les soldats d’une garnison de Tokyo à s’emparer du pouvoir, à rendre à la Nation sa fierté et à redonner à l’Empereur sa place éminente.

Comment eût-il pu entraîner ses compatriotes derrière lui ? Il leur renvoyait une image qu’ils voulaient fuir ou enfouir au fond d’eux-mêmes. Le temps du sacré ou seulement du sacrifice, mais aussi de la mystique nationale, était passé.

Mishima le savait mieux que quiconque, même s’il feignait de ne pas s’y résigner. Lui-même était la parfaite incarnation d’un Japon moderne, profondément dédoublé, pénétré de culture occidentale et attaché à des rites intérieurs ancestraux.

Au miroir de lui-même, Mishima s’admirait et se méprisait à la fois. Il conspira donc sans y croire et prémédita une mort qu’il savait à peu près certaine. Il la conçut comme son œuvre ultime, spectaculaire et dérisoire à la fois, par l’union de la plume et du sabre.

09:25 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : mishima, yourcenar

mercredi, 23 novembre 2022

La Matrice de Malraux

La Tentation de l’Occident est un texte de jeunesse d’André Malraux paru en 1926. Il annonce à bien égards les trois romans « asiatiques » qui suivront, mais aussi les écrits sur l'art que Malraux publiera beaucoup plus tard comme Essais de psychologie de l’art ou Les Voix du silence.

Il s’agit d’une œuvre épistolaire, relevant de l’essai plus que du roman, qui croise les regards d’un Chinois et d’un Français au milieu des années 1920. Il se joue à travers eux comme un dialogue entre l’Orient et l’Occident qui prend une résonance toute particulière au XXIe siècle avec la redistribution des cartes que nous avons sous les yeux.

Dans ce texte, l’Asiatique a une voix au moins égale, voire supérieure (car ses lettres sont plus nombreuses), à celle de l’Européen. L’un – qui est désigné par le prénom « Ling » – séjourne à Paris tandis que l’autre – qui nous est connu par ses seules initiales « A. D. » – fait des allers et retours entre la France et la Chine.

Loin d’une opposition schématique ou caricaturale, tout n’est ici que nuances et subtilités, même si le personnage asiatique – sinon l’auteur lui-même – est porté à trouver d’inconciliables différentes entre les deux mondes.

Deux lignes de séparation se dessinent dans cette correspondance qui a souvent une tonalité et même une teneur philosophique (laquelle n’exclut pas le lyrisme) : le rapport au cosmos et la reconnaissance de l’individu en tant que tel.

Ling regarde l’Européen comme un être distinct du cosmos et perdu dans ses plans de conquête. Par comparaison, l’Asiatique lui paraît vivre en harmonie avec l’univers selon les rythmes que celui-ci imprime à la vie. Il ne lui importe pas de modifier le temps, mais de le laisser s’écouler malgré les variations qu’il donne aux êtres et aux choses. C’est pourquoi l’art chinois ne cherche pas avant tout à représenter, mais à signifier – et à offrir au regardeur l’expression de la sérénité.

Lorsque Ling reproche aux Européens d’accorder trop d’importance à la réalité, A. D. ne lui oppose pas la volonté prométhéenne ou même seulement cartésienne de soumettre à l’homme la nature. Tout au contraire, après avoir expliqué que l’attachement à la réalité pouvait être « l’un des moyens dont se sert l’esprit pour assurer sa défense », il définit l’âme occidentale comme « un mouvement dans le rêve ». La défense contre la sollicitation du monde lui paraît être la marque du génie européen.

L’autre point sur lequel les deux personnages se séparent est la question de l’individu. A ce qu’il n’appelle pas le culte du moi (mais le lecteur y pense), Ling oppose une « attentive inculture du moi ». C’est que la transmigration des âmes – un héritage du bouddhisme – est incompatible avec l’idée d’un moi unique et que, par conséquent, l’Asiatique tend à s’élever au-dessus d’un monde qui n’est pas tout à fait le sien.

A. D. reproche à cette conception de l’âme humaine son indifférentisme moral : la conscience n’est pas reconnue comme une instance de jugement, mais seulement comme le réceptacle du sentiment d’être au monde le temps d’une transition. Cependant, il reconnaît que la lecture de la philosophie chinoise lui a permis de mesurer l’importance des « mouvements de la sensibilité » pour connaître la psychologie humaine.

Par-delà ces considérations inactuelles, le livre contient deux leçons pour aujourd’hui : la faculté d’adaptation du Chinois dans un monde en pleine mutation et la difficulté de l’Occidental à dépasser son propre nihilisme.

La première leçon tient dans cette souplesse de chat dont les Chinois sont capables face un changement des circonstances. Ling l’exprime ainsi : « Toute chose à laquelle nous nous attachons, action ou pensée, nous voulons, selon les insinuations de notre sensibilité et de l’heure, pouvoir choisir entre les aspects successifs que lui donnera le temps. »

Il énonce une autre proposition qui semble appartenir à la Chine éternelle ou plutôt à la philosophie taoïste : « A peine comprenez-vous encore que pour être il ne soit pas nécessaire d’agir, et que le monde vous transforme bien plus que vous ne le transformez. » Mais il finit par reconnaître la mutation profonde que connaît la Chine avec l’occidentalisation d’une nouvelle élite et la modernisation de certains aspects de la vie quotidienne.

Ce qui apparaît comme une conquête de l’Occident contient en vérité une menace : en sapant les fondements de la tradition confucéenne, l’esprit moderne sème la graine de la haine contre le continent où cet esprit est né autant que contre la Chine traditionnelle. Ainsi Ling prophétise-t-il une nouvelle révolution chinoise : « Plus puissante que le chant des prophètes, la voix basse de la destruction s’entend déjà aux plus lointains échos d’Asie… » Cette voix qui renvoie peut-être au soulèvement de Canton de l’année 1925 (lequel constituera la trame centrale des Conquérants) s’est-elle jamais éteinte ?

La seconde leçon du livre concerne le destin de l’Occidental saisi par le nihilisme. Malraux prête à Ling une réflexion sur les Européens qui pourrait être de Dostoïevski : « Ils ont inventé le diable […]. Mais depuis que le diable est mort, ils me semblent en proie à une plus haute divinité du désordre : l’esprit. » Le même personnage souligne aussi leur faiblesse devant les passions, où il voit la cause ou la conséquence de cette angoisse de vivre qui les étreint.

Au lieu de le contredire, son correspondant admet que les Européens ne se soutiennent plus par une pensée, mais par une « fine structure de négations ». Il n’est plus d’idéal pour eux qui connaissent les mensonges sans savoir ce qu’est la vérité. Il leur reste à trouver une raison d’être par la destruction des formes comme le fait l’art moderne en réduisant l’œuvre à un simple rapport mathématique entre ses parties.

Finalement, c’est A. D. qui se montre le plus visionnaire des deux personnages en résumant ainsi le conflit qui divise la pensée occidentale et ses réalisations : « Noyant les faits et lui-même, il apprend à la conscience à disparaître et nous prépare aux royaumes métalliques de l’absurdité. » Ici, le jeune Malraux prend les accents d’une nouvelle phénoménologie qui est encore naissante en Allemagne pour annoncer le règne de la technique et, peut-être aussi, le mirage de l’intelligence artificielle.

09:29 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : malraux

vendredi, 18 novembre 2022

Qui se cache derrière Elstir ?

Elstir est le peintre emblématique d’A la recherche du temps perdu comme Bergotte en est l’écrivain et Vinteuil le compositeur. Il est bien des clefs possibles pour identifier le ou les peintres qui se cachent sous ce personnage de Proust que l’on suit d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs (où il apparaît pour la première fois, en son atelier de Balbec) jusqu’au Temps retrouvé.

La première clef consiste à voir dans le nom même d’Elstir la contraction des noms de deux peintres contemporains – au moins pour partie – de Proust : Helleu et Whistler. Sans être infondée ou improbable, cette interprétation rencontre une limite s’agissant du peintre américain : si celui-ci a étudié à Paris et fait le portrait de Robert de Montesquiou – un des modèles supposés de Charlus –, il a passé le plus clair de son temps à Londres.

Du côté de Paul-César Helleu, le lien avec Elstir semble moins incertain, par ses attaches parisiennes et son goût pour la Normandie, mais aussi par l’amitié qui liait le peintre à Proust, au point que le visage de celui-ci sur son lit de mort fut dessiné à la pointe sèche par celui-là. Céleste Albaret a témoigné de la proximité entre les deux hommes dans les délicieux souvenirs qu’elle a laissés sur ses années passées auprès de « Monsieur Proust ».

Par le témoignage de sa gouvernante, on sait combien Proust aimait l’œuvre de Helleu et, spécialement, cette palette claire qui donne à ses portraits de femmes une beauté si particulière. Il y a dans La Prisonnière un jugement sur certains tableaux d’Elstir (« la beauté de blancs monuments que prennent des corps de femmes assis dans la verdure ») qui pourrait parfaitement s’appliquer à ceux de Helleu. Un rapprochement est même fait entre les deux peintres dans Sodome et Gomorrhe par un salonnard qui pousse la comparaison jusqu’à la formule insolite du « Watteau à vapeur ».

Pourtant, la clef que constituerait Helleu n’est pas tout à fait satisfaisante. Certes, le portrait physique que donne le Narrateur d’Elstir (« un homme de grande taille, très musclé, aux traits réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur restait fixé avec application dans le vide ») correspond assez bien aux traits de l’ami peintre de Proust ; mais précisément, comment cette amitié, sincère et profonde, aurait-elle pu inspirer à Proust, même sous le couvert de la fiction, un portrait moral aussi contrasté que celui qui se dessine dans la Recherche ?

Elstir y apparaît comme un peintre tour à tour mondain (passé par le salon de Madame Verdurin), farceur (affublé à cause de cela du surnom ridicule de « Biche » ou « Tiche ») et pourtant visionnaire (en tant qu’il est capable de révéler certaines lois cachées de la perspective et dont les peintures sont comparées aux « images lumineuses d’une lanterne magique »). Ironie ou non, le Narrateur lui reconnaît même le pouvoir démiurgique de recréer le monde en ôtant aux choses le nom que Dieu le Père leur a donné ou en leur en donnant un autre.

Au reste, d’autres indices semés par l’écrivain dans son texte ne permettent pas de confirmer l’hypothèse « Helleu ». Sans doute les marines de ce peintre se caractérisent-elles par la suppression de la démarcation entre terre et mer qu’évoque le Narrateur au sujet d’un tableau d’Elstir représentant le port de Carquethuit ; mais cette caractéristique, qui est celle de l’impressionnisme dans le fond, pourrait tout aussi bien voire mieux encore appartenir à une œuvre de Whistler ou de Monet. Quant au tableau exposé chez le duc de Guermantes qui représente une fête au bord de l’eau, avec les différents reflets miroitant dans la lumière d’un après-midi, il paraît plus proche d’un Manet ou d’un Renoir.

Reste le cas de Madame Elstir, l’épouse du peintre qui est regardée comme un modèle d’élégance par Albertine au point de troubler le Narrateur (en raison de ces robes « qui passaient inaperçues aux yeux de quelqu’un qui n’avait pas le goût sûr et sobre des choses de la toilette ») et qui présente quelques similitudes dans ses apparences avec Madame Helleu, l’épouse du peintre du même nom pour laquelle Proust éprouvait affection et admiration.

Que retenir donc de tout cela ? Il est assez probable que Proust ait pensé à Helleu pour la composition d’Elstir sur certains points ; mais il y a mis bien d’autres éléments, moins identifiables ou plus composites, selon un procédé de synthèse qu’il a également utilisé pour l’élaboration d’autres personnages, à commencer par ces autres figures symboliques, sinon allégoriques, que sont Bergotte et Vinteuil, et avec lesquels Elstir forme une sainte trinité laïque de la création.

13:20 Publié dans Lettres | Lien permanent | Tags : proust