dimanche, 23 mai 2010
Sandra ou la Tragédie grecque transposée au XXe siècle
Sandra, sorti en 1965, n'est certes pas un des films majeurs de Luchino Visconti ; mais ce grand réalisateur a-t-il seulement fait des films mineurs ou négligeables ? S’il en est, Sandra n’en est pas un. Sombre et lumineux, violent et sensible, ce film a tous les traits de l'œuvre viscontienne par excellence. Comme souvent, il y est question de la tragédie de l’Histoire à travers le destin d’une famille.
La tragédie ici est celle de l’Holocauste, et la famille Luzatti emprunte à l’Orestie ses personnages de frère et sœur proprement hantés par la mort du père (dénoncé et déporté à Auschwitz). Les enfants se déchirent au sujet de la culpabilité de leur mère, qui a doublement trahi son mari en prenant un amant et en le condamnant à la mort. Le fils ne pouvant venger le père, à cause de la passion dévorante qu’il éprouve pour sa sœur, est conduit au suicide comme s’il était puni de son impuissance par les Erinyes.
10:27 Publié dans Kino | Lien permanent | Tags : visconti
jeudi, 16 mars 2006
Sous le soleil de Sokourov
Avec Sokourov, le cinéma russe post-soviétique tient un maître. Un nouveau Tarkovski ? Sans doute l’univers de l'un est-il différent de celui de l'autre : la religiosité y est - apparemment - absente, et la grande Histoire y est préférée à la science-fiction. Pourtant, l’œuvre de Sokourov a une profondeur qui ne se rencontre plus dans le cinéma russe, pour ne pas dire le cinéma tout court, depuis Tarkovski. Certains de ses films précédents (Mère et fils, Père, fils) ont même une parenté avec le Tarkovski profane et intimiste du Miroir, où la question de la filiation s’imbrique avec celle de la destinée. Mais depuis quelques années, l’humanité n’a plus pour Sokourov le visage d’êtres perdus, déchirés ou violents, mais celui d’autocrates isolés par le pouvoir, démoniaques, diminués ou déchus.
Après Hitler (Moloch) et Lénine (Taurus), c’est à Hirohito qu'il s’attaque - s’attache, devrait-on dire - dans son dernier film. Cela tient-il au raffinement du personnage ? Toujours est-il qu’avec Le Soleil, Sokourov, pourtant loin de la dernière maturité, est au sommet de son art. Sa maîtrise de la lumière, son travail sur le son, son souci du détail signifiant sont ceux d’un grand artiste. Le monde d’Hirohito tel qu’il nous le donne à voir est un monde clos et gris où règnent tout ensemble la lenteur, le formalisme et l’incongruité. L’empereur lui-même, moitié esthète bourgeois, moitié savant du dimanche, est un homme hors du temps, absent au monde, gauche jusqu’à la faiblesse d’esprit, et pourtant d’une finesse extrême. Il vit en pleine tragédie (c’est la fin de la Guerre), mais le malheur ne semble pas l’atteindre. Le réalisateur souligne le tragique de sa position d’empereur vaincu, déchu de son statut divin, par un filet de musique à peine perceptible, sauf quand surgissent tout d’un coup - mais délicatement - quelques notes de la Marche funèbre de Siegfried.
Pour apprécier la valeur de Sokourov, il faut imaginer un Visconti de la cinquantaine tournant déjà Mort à Venise, sans être passé par les tâtonnements de Sandra ou de L’Etranger. Sokourov a mis moins longtemps à trouver sa manière, ce style si particulier d’explorer l’esprit humain à travers la mémoire historique. Et avec Le Soleil, c’est au chef-d’œuvre qu’il atteint comme un peintre de retables dans le panneau central d'un triptyque. Mais l’ensemble constitué par les trois films-portraits historiques devrait être couronné par le thème de Faust : en fait de trilogie sur le pouvoir, Sokourov nous annonce une tétralogie. L’évocation du mythe faustien, dont Spengler disait qu’il est le mythe fondateur de la civilisation technicienne, sera peut-être son Crépuscule des dieux.
11:00 Publié dans Kino | Lien permanent | Tags : sokourov, tarkovski, visconti